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en aucun sens. Fidèle à sa méthode accoutumée, il s’arrangeait pour n’avoir pas à répondre de l’événement ; sa seule volonté était que si cette sourde machination tournait mal, on ne s’en prit pas à lui, que personne, ni lui-même ni les autres, ne pût lui dire : « Guillaume, vous l’avez voulu, vous avez ce que vous méritez. »

Le 16 mars, Léopold lui déclara que décidément il refusait. Comme M. Salazar, M. de Bismarck ne faisait point acception des personnes, et peu lui importait que le futur roi d’Espagne s’appelât Léopold ou Frédéric, il lui suffisait qu’il fût un Hohenzollern. Le prince Charles-Antoine manda au plus jeune de ses fils, qui voyageait en Italie, qu’il eût à revenir bien vite à Berlin, qu’on avait des choses importantes à lui dire. Le prince Charles-Antoine avait fini par comprendre que, si la couronne offerte par les Espagnols à l’un de ses enfans était, selon toute apparence, une couronne d’épines, il y avait de grands intérêts politiques auxquels on devait faire de grands sacrifices.

Le 20 mars, il écrivait de Berlin au prince de Roumanie : « Je suis plongé depuis quinze jours dans des affaires de famille de la plus haute gravité ; il ne s’agit de rien moins que de l’acceptation ou du refus de la couronne d’Espagne, offerte à Léopold sous le sceau du secret, et ce secret doit être gardé comme un secret d’État européen. Cette question préoccupe beaucoup ici. Bismarck désire l’acceptation pour des raisons dynastiques et politiques, le roi ne la désire que si Léopold se décide de son plein gré. Le 15 nous avons tenu une délibération très intéressante et importante, présidée par le roi et à laquelle assistaient avec le prince royal Bismarck, Roon, Moltke, Schleinitz, Thile et Delbrück. Ces Messieurs ont conclu unanimement à nous recommander l’acceptation comme l’accomplissement d’un devoir patriotique prussien. Pour plus d’une raison, après de durs combats, Léopold a refusé. Comme l’Espagne désire avant tout un Hohenzollern catholique, j’ai proposé Fritz. J’espère que nous réussirons à le décider… Ta chère mère éprouvera de cruelles angoisses, mais elle ne voudra pas s’opposer à la marche de l’histoire du monde… M. Salazar n’est plus ici, on aurait fini par savoir qu’il y avait à Berlin un député espagnol, qui entretenait un commerce suivi avec Bismarck. » Cette lettre est instructive. On voit clairement qu’il ne s’agissait plus dans cette conjoncture d’un intérêt de famille, d’un aîné ou d’un cadet à pourvoir, mais « d’un devoir prussien » à remplir, d’une combinaison politique qui devait avoir de graves, d’importantes conséquences. Et cependant, lorsque l’affaire ayant éclaté, M. Benedetti ira demander des explications à M. de Thile, sous-secrétaire d’État, M. de Thile, qui avait assisté au conseil tenu pour régler cette question et à qui on avait demandé son avis, répondra à l’ambassadeur de France : « C’est une affaire de famille, qui n’existe pas pour le gouvernement prussien. »

Le prince Frédéric arriva à Berlin. Son père s’était fait illusion, on