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Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que le tir des Turcs, qui avait amené les échecs répétés des brillantes attaques dirigées contre Plewna, n’avait absolument rien de commun avec ce qu’on regardait comme un feu de tirailleurs. Ce n’était pas le tir individuel, ajusté, fait à bonne portée, avec hausse correspondante à la distance. Les Turcs s’étaient contentés d’ouvrir le feu à des distances énormes, à tirer droit devant eux sans viser, et certainement sans s’occuper de la hausse, à inonder par ce procédé rudimentaire le terrain des attaques d’une grêle ininterrompue de balles, et par ce moyen ils avaient réussi à briser l’élan des Russes.

Une tactique si extraordinaire ne pouvait manquer de provoquer un profond étonnement dans les armées européennes. Rien n’était, en effet, plus opposé aux idées courantes sur la puissance des tirailleurs. Celle-ci reposait sur l’emploi raisonné et intelligent de l’arme aux mains d’un tireur bien dressé, qui s’abritait sur le terrain pour lancer plus à son aise beaucoup de balles au bon endroit, et faire un feu ajusté sur un point visé. Les Turcs avaient fait tout le contraire : ils avaient tiré beaucoup et à toutes les distances et avaient fort peu visé. Si donc le feu devait conserver sa prépondérance sur le champ de bataille, et continuer à y régner en maître, ce ne pouvait être que d’une manière qu’on n’avait pas prévue et bien différente de celle qu’on avait préconisée jusqu’alors.

Ce fut à cette occasion qu’on vit naître sur les champs de tir, grandir et s’affirmer une école nouvelle qui ne prétendait à rien moins qu’à renouveler les bases mêmes de la tactique. Il s’agissait d’utiliser la précision de l’arme et sa grande portée comme on avait jusqu’alors utilisé la vitesse de son tir. On abandonnait le feu ajusté et rapproché des tirailleurs ; ou le remplaçait par des feux de salve exécutés par un groupe de tireurs dirigés par un chef unique. La salve donne naissance à une gerbe de projectiles suffisamment groupés que la précision et la portée de l’arme permettent de faire tomber sur tous les points visibles et même invisibles du terrain. En multipliant les gerbes et les juxtaposant, on devait parvenir à jeter sur le terrain de l’attaque, — celui que l’assaillant est obligé de traverser pour produire son choc, — une masse de projectiles tellement dense et serrée qu’il devenait impossible de s’y mouvoir et de s’y maintenir en ordre serré. Les conséquences tactiques de ces théories nouvelles, auxquelles leurs premiers inventeurs avaient donné le nom pittoresque de « tir en plates-bandes », pouvaient se résumer ainsi : possibilité d’atteindre par le feu à la fois les tirailleurs, les soutiens et les réserves d’une troupe échelonnée en formation de combat ;