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Très certainement aucun homme ne penserait à exercer ses droits politiques avant d’avoir trouvé sur lui une poche ou même deux pour y mettre sa bourse, son mouchoir, ses lunettes, voire ses mains quand il en est embarrassé. »

Voilà le ton des guerrières de l’ancienne école ; les meneuses d’aujourd’hui emploient d’autres moyens ; elles se piquent de modération, elles travaillent sans bruit ; surtout elles ont le bon goût, pour la plupart, de ne pas séparer leur cause des progrès généraux qui intéressent également les hommes. Je l’ai constaté à New-York où, tout en me croyant bien souvent tantôt à Londres et tantôt à Paris, je pouvais, grâce à la variété infinie des rencontres, peser et vérifier tels renseignemens déjà pris dans les parties plus purement américaines du pays.

Miss Jeannette Gilder, qui dirige d’une main virile The Critic, une excellente revue hebdomadaire d’art et de littérature, m’a dit sans phrases : — « Je ne souhaite pas du tout que les femmes soient poussées outre mesure dans les carrières qui n’étaient pas autrefois celles de leur sexe, mais je tiens fort à ce qu’une femme soit libre d’entreprendre n’importe quoi pourvu qu’elle en ait l’envie et le talent. Si elle a la force de forger, eh bien, qu’elle forge ! »

Notons en passant que les femmes de lettres se distinguent aux États-Unis par une remarquable absence de prétention. D’abord, elles sont si nombreuses, que de leur part la pose qui s’attache à l’exception serait impossible ; c’est tout au plus si on leur accorde une place à part au milieu de la nuée des dames et des demoiselles, dilettantes en littérature, qui vous parlent de ce qu’elles ont écrit, de ce qu’elles veulent écrire avec une confiance en elles-mêmes qui tient au débordement incroyable de la personnalité. Chacune se croit autorisée à toucher à tout et croit avoir quelque chose à dire sans aucun souci des jugemens précédemment portés. Cette absence absolue de respect pour la convention empêche la dépense de banalité qui se fait chez nous, mais elle permet aussi une plus largo expansion de sottise. En France, il n’y a guère que deux catégories de femmes : les sérieuses et les futiles ; en Amérique, où les sérieuses sont plus sérieuses et les futiles plus futiles que partout ailleurs, j’ai découvert un troisième groupe, celui des femmes qui s’occupent futilement de choses sérieuses, tranchant, sans arrêter la course à la vapeur qui les emporte, des questions qui exigeraient l’attentif recueillement de toute une vie. Je ne rapporterai pas l’avis de celles-là pour ou contre le suffrage, pas plus que je n’insisterai sur l’indifférence des mondaines déclarées que le suffrage