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Mais on était préservé de cette tentation ; la curiosité de l’esprit était blâmée comme futile et dangereuse ; les vastes lectures étaient presque interdites. Soit par l’enseignement des quelques maîtres qui avaient paru se prêter à entrer dans l’esprit des nouveaux programmes, soit par le caractère et la multiplicité des exercices scolaires, l’administration s’appliquait à faire de ces trois ans, pour les élèves, une mesquine et monotone prolongation des hautes classes du lycée.

Ce régime laborieusement puéril battait son plein quand j’entrai à l’Ecole en novembre 1802, et encore avais-je failli en être victime avant même de tomber sous ses prises. Parmi les candidats qui se présentaient à l’Ecole, cette année-là, il y avait deux protestans, M. Léon Feer, aujourd’hui l’un de nos plus savans orientalistes, et moi ; il y avait un Israélite, M. Michel Bréal. On inscrivit nos noms ; mais on ne nous envoya pas, comme à nos camarades, les lettres de convocation qui seules donnaient le droit de prendre part aux épreuves. Nous crûmes d’abord à un oubli ; mais, à nos réclamations, on ne répondit que par le silence. Cet oubli était voulu, nous dûmes bientôt le comprendre ; en refusant à des non-catholiques l’entrée de l’Ecole, M. Fort oui avait cru faire sa cour aux évêques. Rien ne fut négligé par nous pour protester contre cette proscription sournoise. De hautes influences s’employèrent en notre faveur ; on alla jusqu’au Prince Président, et le ministre fut forcé de revenir sur sa décision. Les lettres que nous attendions depuis deux mois nous parvinrent enfin la veille du jour où s’ouvrait le concours.

Si j’ai rappelé cette tentative de persécution, ce n’est pas pour le stérile plaisir de me venger sur la mémoire d’un mort du mal qu’il n’a pas réussi à me faire. Mais il est nécessaire que ceux qui touchent à la vieillesse sachent se souvenir, afin de prévoir, afin de se mettre en garde contre les surprises. Il est utile que les générations nouvelles apprennent par quelles épreuves ont passé leurs aînées, que, sans rancunes ni vaines colères, elles prennent leurs précautions contre certains retours offensifs de l’intolérance, qui demeurent toujours possibles. Quand, en 1847, M. Dubois inaugurait l’Ecole de la rue d’Ulm et qu’il avait auprès de lui, parmi les maîtres et les élèves qui l’entouraient, des représentans de toutes les croyances, aurait-on pu penser que, cinq ans plus tard, un ministre de l’instruction publique remettrait ainsi en question l’égalité de tous les Français devant la loi et qu’il tenterait, par voie détournée, de fermer l’Ecole à des protestans et à des israélites ?

M. Bréal et moi, nous avions donc cause gagnée : mais nous ne