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second acte, le rideau s’est levé sur le printemps de Bretagne, sur les coteaux et les pommiers en fleurs, alors, dans le printemps sanglant, dans la prairie foulée par la bataille, dans toute la nature enfin, pourquoi l’urne de la guerre, de la guerre terrible aux choses mêmes, oh ! pourquoi cette âme n’a-t-elle point chanté ! Comment le musicien n’a-t-il pas tiré parti des admirables hymnes de l’époque, car ce n’est pas tirer parti de la Marseillaise ou du Chant du Départ, que de citer çà et là quelques mesures de l’une, et le refrain de l’autre en guise de couplet final. Il faiblit, de ces thèmes glorieux, ou d’autres qui leur eussent ressemblé, nourrir, animer l’orchestre, enfiévrer la symphonie, plutôt que de mêler, dans un banal entracte, les reliefs de Gounod et de Bizet aux miettes de Massenet et de Mascagni. A la place du finale du second acte, lequel a d’ailleurs enlevé le public, ainsi qu’un hercule enlève des poids, qu’elle eût été sublime, orchestrée à la Berlioz, entonnée par une Delna, la Marseillaise elle seule, mais la Marseillaise elle-même ! Et que peu de chose eût suffi au premier acte, une flamme d’un instant, un éclair de génie, pour créer musicalement et d’emblée la figure de Marion ! J’ai d’abord espéré, j’ai cru même qu’elle allait surgir. Elle entre crânement, la vivandière, acclamée par ses hommes. Les chœurs, l’orchestre ont ici je ne sais quel accent de joie robuste, d’éclatante cordialité, par où tout s’ennoblit, tout, jusqu’au coup de fouet de la brave fille au brave animal qu’elle conduit. Là encore c’était au musicien d’agir, de donner la vie. N’accusez ni la situation ni la parole d’insuffisance ou de stérilité. Air, récit, quoi que chantât cette cantinière à cet âne, en lui donnant des chardons fleuris et des baisers, cela pouvait être touchant, j’allais dire sublime. Sans aller jusqu’à l’adieu du héros virgilien à son cheval de bataille : Rhœbe ! diu, res si qua diu mortalibus ulla est ! la musique pouvait élever le pauvre bourricot à la dignité équestre, et faire de Marion, une guerrière aussi, quelque Brunehilde bonne fille, mais épique à sa manière, à la manière de France, qui vers l’an 1794, au bord du Rhin, le fleuve des Valkyries, n’était pas à dédaigner.

Pardon ! vous trouvez que je m’anime, que je manque d’égards envers la mort, envers une mort récente et prématurée. Il ne s’agit pas de cela. Le pauvre Benjamin Godard en vérité fut loin d’être toujours un artiste ordinaire, et si Jocelyn, Dante surtout, trahirent les rares promesses qu’avait données le Tasse, la Symphonie légendaire auparavant les avait confirmées. « Du génie, du talent et même de la facilité. » Godard eut plus de talent que de génie et moins de talent que de facilité. Malgré tout, il avait du talent. Mais contre le très grand, très gros succès de la Vivandière, il est permis de protester, et, rêvant à ce que n’est pas l’œuvre, de goûter médiocrement ce qu’elle est. De ce qu’elle est : superficielle et banale, on doit peut-être en vouloir moins à cette œuvre même qu’à d’autres, à tant d’autres qui pèchent aujourd’hui par