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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/115

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cabines. Je ne vois plus qu’une chose, à travers les vitres : c’est que nous traversons bientôt des lignes de pontons, ces points noirs que je découvrais de loin, et qui servent de dépôts de charbon, Gibraltar ne possédant ni port sérieux, ni espace libre où puisse s’emmagasiner la houille. Nous abordons. Faute d’espace, la ville ne peut s’étendre en profondeur. Elle se tasse, elle grimpe, tant qu’une maison peut encore tenir debout, sur les premières assises de la montagne, et, prise entre ses remparts et cette arête de granit qui la domine à douze cents pieds de hauteur, il semble qu’elle coulerait toute dans la mer si le rocher se secouait un peu. Il pleut toujours.

C’est une note anglaise de plus. En vérité ne suis-je pas dans un port de la grande île? Le premier homme que j’aperçois est un policeman, flegmatique et poli; le premier baraquement du quai est couvert en tôle gaufrée fabriquée à Sheffield. J’entre dans la ville, — après autorisation délivrée par écrit, — et je rencontre des soldats en veste rouge et petite toque, armés de la baguette, et roses, et bien nourris, tels qu’on les voit à Malte, à Jersey, à Londres ou aux Indes. Les fenêtres de l’hôtel sont à guillotine; les gravures pendues dans les corridors représentent des steeples et des chasses au renard ; les petits flacons de sauces reposent au complet sur les dressoirs de la salle à manger ; quelques dames causent dans la ladie’s room; un groupe de midshipmen lit le Times et boit du porto dans le salon réservé aux gentlemen; dehors, — car la pluie vient de cesser, et les rues, les rochers, toute l’île fume comme un coin de Floride au soleil couchant. — les soldats et les marins anglais marchent graves, raides, aussi nombreux que la population civile, qui est souple et mêlée, moitié espagnole, moitié juive. Pas une rue qui n’ait sa caserne ou son magasin d’artillerie et son poste de sentinelles montant la garde. Où est le tennis? Il y en a peu dans la ville, mais, en cherchant, j’en découvre un. Où est le pasteur? Le voici qui arrive, à cheval, de sa paroisse peu lointaine. Les bébés roses doivent être at home; mais leurs mères et leurs sœurs commencent à s’acheminer vers l’Alameda, pour prendre le frais du soir. Elles ont les mêmes tailles rondes, les mêmes jupes courtes, la même allure énergique et sportive qu’on leur connaît sous tous les climats. L’Angleterre est là tout entière, avec ses habitudes, ses modes, son air dominateur, son activité ordonnée. Les latitudes changent, elle ne change pas avec elles. Le soleil ne parvient pas même à hâler le teint charmant de ces jeunes misses, qui regardent la foule, encadrées dans la fenêtre d’un cottage et dans le décor des jasmins grimpans.