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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/139

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certaines phrases sont d’une allure si étrangement napoléonienne, qu’on peut se demander si ce ne serait pas, d’aventure, Bonaparte lui-même qui les aurait rédigées pour son chef. « Le succès d’une entreprise quelconque dépend du calcul exact des moyens que l’on y emploie, de leurs justes proportions et de leurs rapports respectifs. » Voilà une formule qui sort d’un cerveau de mathématicien. « Les vaisseaux sont les remparts maritimes de la ville de Toulon. Si nous les forçons de s’éloigner, elle perd son principal appui. » Image vive et raisonnement serré : n’est-ce point là encore une des caractéristiques de la « manière » de Napoléon ? « L’attitude de l’ennemi après l’événement, celle de notre armée, enfin les circonstances, qu’il faut toujours consulter à la guerre, régleront notre conduite ultérieure. » Quiconque a eu, si peu que ce soit, commerce avec la pensée de Napoléon, conviendra que cette phrase-là porte indubitablement la marque de l’homme de guerre avisé dont la stratégie fut toujours aussi souple que sa politique, hélas ! se montrait inflexible.

Dans sa relation des attaques de Toulon, Marescot fait une remarque importante. Au conseil de guerre du 25 novembre « le général en chef lut un projet d’attaque qui fut suivi d’un autre plan prescrit par le Comité de salut public. Ces deux plans différaient fort peu l’un de l’autre. » Comment auraient-ils différé, puisqu’ils avaient une origine commune, le plan de Bonaparte[1], expédié à Paris au ministre de la Guerre, approuvé parle Comité[2] et communiqué évidemment par le jeune commandant de l’artillerie à son général en chef, dès l’arrivée de Dugommier à l’armée de Toulon ?

Ainsi, de quelque côté que l’on se tourne, c’est toujours la pensée de Bonaparte qu’on trouve comme inspiratrice du plan dont l’exécution rendit les armées de la Convention maîtresses de Toulon. Cette pensée est si puissante, que tous ceux qui se sont trouvés en contact avec elle en demeurent imprégnés.

Comme s’il avait prévu le plaisir que cette déclaration causera sans doute à M. le colonel Iung, qui, dans Bonaparte et son temps, a soutenu précisément la même thèse[3], Barras affirme que Bonaparte n’a contribué en quoi que ce soit à la reddition de la place. Les documens lui répondent, et voici ce qu’ils disent clairement :

1o Bonaparte a vu le premier où étaient les clefs de la ville ;

2o Il a préparé seul les moyens d’aller les prendre là où il avait dit qu’elles étaient ;

3o Avec ses compagnons et ses chefs il est allé les chercher à cet endroit, dès longtemps désigné par lui. Et comme elles y étaient en effet, Toulon fut pris.

Telle est, brièvement et exactement résumée, l’histoire du siège de Toulon en 1793 ; tel, le caractère du rôle que Bonaparte a joué à ce siège.

  1. Archives de la section technique du Génie, au ministère de la Guerre. Projet d’attaque de Toulon, adressé au ministre par Bonaparte le 24 brumaire an II. Publié dans la Correspondance de Napoléon, 14 novembre 1793, no 4.
  2. « Une note d’un membre du Comité de salut public d’alors nous apprend… que le Comité de salut public… fut si content des vues du jeune officier d’artillerie, qu’il le nomma chef de brigade et pressentit son génie. » (Vie de Dugommier, par A. Rousselin de Saint-Albin, fragment publié dans les Documens relatifs à la Révolution française, par H. de Saint-Albin, p. 242.)
  3. Voir Bonaparte et son temps, par le lieutenant-colonel Th. Iung, II, p. 386 à 395.