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il ne saurait tomber « un cheveu de notre tête ». De cette Providence l’intelligence est moins aisée ! la conception en est moins simple ! Mais je veux dire cette Providence générale, que, pour la mieux distinguer, j’appellerai philosophique ou païenne, la Providence des stoïciens,


Spiritus intus alit, totamque infusa per artus
Mens agitat molem


cette Providence, enfin, qui n’est que la personnification du plan organique dont nous avons tout à l’heure parlé, — non pas nous ! mais Claude Bernard, si peut-être nous avions oublié de dire que l’expression est de lui. Contre le « mécanisme » rigide et inintelligent dont la libre pensée moderne s’est trop longtemps contentée, si la doctrine évolutive n’a pas « démontré », — ni ne le saurait, j’en ai peur, — l’existence d’une telle Providence, il est certain qu’elle la suggère. Et ainsi, par une de ces ironies fréquentes, ceux qui se réclament le plus intoléramment de la doctrine, ceux qui n’ont qu’évolution et descendance à la bouche, ceux qui se croient les représentans « officiels » de la théorie, ce sont ceux qu’elle condamne le plus évidemment d’étroitesse d’esprit et d’effroi de la nouveauté.

Car vainement dira-t-on que cette idée n’est pas l’idée « classique » de la cause finale, celle que s’en formait Bernardin de Saint-Pierre, et que les bons plaisans continuent de s’en faire et de soigneusement entretenir, afin de pouvoir plus aisément la ridiculiser ! On a toujours le droit, — pourvu que l’on en avertisse, — de modifier, de corriger, de perfectionner les définitions usuelles des choses ; et même ne le faut-il pas, à mesure qu’elles servent pour désigner plus de choses, et des choses mieux connues ? Je citerais vingt définitions de l’espèce ou du genre, de la vie ou de la mort, qui, chacune à leur heure, ont exprimé un progrès correspondant de la physiologie. Pareillement, la doctrine évolutive est en train d’opérer des effets que n’en attendaient à coup sûr ni les Hæckel, ni les Spencer. « À quel signe peut-on reconnaître la finalité, — se demandait naguère un philosophe, — et comment la distinguer de la causalité ? Quand des faits passés, rigoureusement observables, suffisent à expliquer entièrement un phénomène, l’explication est causale. Quand les faits passés ne suffisent pas, et qu’il faut faire appel à quelque chose qui n’a pas été réalisé complètement, ou qui ne le sera que dans l’avenir… l’explication est plus ou moins finaliste[1]. » Voilà l’idée que se font aujourd’hui de la

  1. De l’idée de loi naturelle dans la science et la philosophie contemporaines, par M. Émile Boutroux ; Paris, 1895, Lecène et Oudin, p. 97.