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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/168

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depuis une quarantaine d’années, ce n’est pas seulement le domaine de la science, c’est le domaine aussi de la philosophie qu’il semble que la doctrine ou la méthode évolutive ait transformé tout entier. C’est ce qui nous imposait, — dans cette série d’études où nous voudrions, en même temps que notre examen de conscience, faire celui de quelques-uns de nos contemporains, — l’obligation d’examiner quelques-unes des conséquences de la doctrine ; et c’est ce que nous venons d’essayer.

Et nous convenons d’ailleurs que, comme nous en avions prévenu le lecteur, ce n’est pas du dedans, c’est du dehors, à la clarté de la loi morale, que nous avons considéré la doctrine évolutive. La morale que l’on pourra tirer de la doctrine évolutive ne sera toujours qu’une morale en quelque sorte « réfractée, » dont il faudra donc toujours que l’on cherche ailleurs l’origine ou la source de lumière. Notre descendance animale, fût-elle prouvée, ne saurait nous créer de véritables « devoirs » ; et les suites que nos actes peuvent avoir pour l’avenir de l’espèce ne seront jamais une véritable « sanction ». Mais n’est-ce pas quelque chose pourtant que d’avoir été comme nécessairement conduits par la doctrine de l’évolution à un nouvel examen du problème moral ? Si, d’autre part, nous avions établi que l’hypothèse ou la théorie n’a rien d’incompatible, ou même qu’elle semble avoir une convenance interne avec la doctrine morale dont on a craint parfois qu’elle n’eût ébranlé les fondemens, ce serait encore davantage. Et enfin, si nous avions montré qu’en dehors de la morale tout « progrès » n’est qu’illusion ou chimère, et que c’est la doctrine évolutive qui l’enseigne, ne serions-nous pas assez payé du temps et de la peine que nous y avons employés ? Il ne faut pas demander aux choses plus qu’elles ne peuvent donner ; et puisque le premier fondement de toute morale est de reconnaître que l’homme, en tant qu’homme, est bien dans la nature « comme un empire dans un empire, » ce ne serait pas un résultat si méprisable que d’en avoir arraché l’aveu à la science même de la nature.


FERDINAND BRUNETIERE.