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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/183

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Ailleurs, l’amant se vantait, avec une précision comiquement puérile, d’une victoire malheureusement rare à Madagascar, celle de l’Amour sur l’Argent : « Les hommes blancs, ô ma belle, t’offrent pour te séduire un kiroube (1 fr. 25), et même un louchou (2 fr. 50), mais tu restes avec moi, qui ne puis te vêtir que d’un lamba de toile américaine de petite largeur... »

Le poète chantait aussi les flots, les rochers et les caïmans, l’ikoupe et la Betsibouke, dont les eaux confondues, en aval de Mevatanane, roulent à Majunga... A l’en croire, on goûte de charmans plaisirs à Tsinjouarive, la maison de plaisance de la reine, où, sous les grands bois, près des cascades, les gentils seigneurs et les aimables dames de la cour d’Emyrne s’ébaudissent librement loin des regards indiscrets et des remontrances importunes.

Sur un rythme rapide et cadencé, Bajo suivait le voyage du porteur de fardeaux à travers la Grande Ile. « Le piéton quitte Tamatave où l’on achète les étoffes à bon marché, et il va, pendant deux jours, le long de la mer, sous de belles allées dont les arbres sont empanachés d’orchidées parasites... Il gagne ainsi le carrefour où convergent les sentiers de la côte et ceux de l’intérieur, Andevoranto, la ville voluptueuse et malsaine... mais il doit en partir dès l’aube avant que le vent ne soulève la barre. On remonte le fleuve en chantant, sur une pirogue chargée d’hommes et de marchandises. Il faut près de quatre heures pour atteindre ainsi Maroumby, d’où l’on se dirige, toujours vers l’Ouest, au milieu de terrains sans maître ni culture... Voici les hautes cimes de la forêt dont le vaste silence n’est troublé que par le cri du coq de pagode et les appels des babakoutes... Dans le village, à l’entrée de la case, l’esclave a déposé sa charge, et il pénètre chez l’hôtesse pour y sécher son corps trempé de pluie, oublier ses fatigues dans une lampée de jus de canne... Ankeramadinike ! Ambouhibéhasine ! Maridaze ! Alaroubie ! Bientôt le porteur aperçoit près des nuages, sur la montagne, les tourelles altières du palais de la reine, les clochers de pierre, les maisons de brique; c’est la fin du travail et le but du voyage, la ville de repos et de ressources, pleine de bœufs, de riz, de rhum et de filles aux hanches provocantes... Mais une fâcheuse compagne, la Fièvre des côtes, a suivi l’insouciant voyageur. »

Si les Malgaches lettrés lisent avec intérêt les œuvres que les Européens leur ont traduites, notamment la Bible et les récits merveilleux de la Vie des Saints, tous s’arrachent passionnément ces poèmes indigènes où se retrouvent l’image des paysages vus, l’évocation des peines endurées, l’écho des voluptés connues.

Les professionnels sont rares dont la réputation soit comparable à la gloire de Bajo, mais on compte en foule les amateurs