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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/246

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Elle n’a pas voulu prendre dès maintenant parti dans le conflit sino-japonais. On cherche à son attitude des raisons secrètes qui ne paraissent pas nécessaires pour l’expliquer. L’Angleterre n’a considéré que ses intérêts commerciaux : ils ne sont pas lésés, cela lui suffit, et elle attend. Si, pour des motifs particuliers, l’Allemagne et la France ont fait entrer en ligne de compte la préoccupation des intérêts de la Russie et de l’équilibre européen dans les mers de Chine, c’est un point auquel l’Angleterre peut demeurer provisoirement indifférente. Elle ne demande pas mieux que la Russie soit détournée et occupée le plus longtemps possible sur les rivages septentrionaux de l’Extrême-Orient asiatique. Il y a quelques mois, à l’occasion du mariage de Nicolas II avec une petite-fille de la reine Victoria, on a multiplié les démonstrations d’amitié entre Saint-Pétersbourg et Londres, et l’Europe s’est demandé un instant s’il n’y avait pas quelque chose de sérieux et de durable sous des sentimens de famille aussi complaisamment étalés. Nous ne l’avons pas cru : avions-nous tort? Ce feu de paille est tombé. Il y a, au fond de l’âme de tout Anglais, quelque chose qui ne se sent nullement froissé, loin de là, lorsque la Russie éprouve un embarras ou un désagrément, et John Bull est encore plus à son aise s’il peut dire en toute conscience que ce n’est pas sa faute, et qu’il n’y est pour rien. Quant à lui demander de s’en mêler pour arranger l’affaire, c’est trop attendre de lui. Il y aurait d’autres explications encore à donner de l’abstention de l’Angleterre ; nous y reviendrons : la place nous manque aujourd’hui, mais certainement l’occasion se retrouvera. Il y a quelques mois, lord Rosebery a fait des ouvertures à l’Europe pour lui suggérer d’intervenir diplomatiquement entre le Japon et la Chine. On lui a répondu alors d’une manière évasive et peu encourageante. Au moment où son idée première paraît triompher, il l’abandonne. Est-ce parce que, l’initiative ne lui appartient plus cette fois ? Est-ce parce qu’elle vient de la Russie? Est-ce parce que sa propre situation intérieure ne lui permet pas de se lancer dans une affaire qu’il n’aurait peut-être ni la force ni le temps de diriger jusqu’au bout? Quoi qu’il en soit, l’Angleterre demeure à l’écart, mais non pas tout à fait en dehors des événemens qui se préparent, car elle tient à rester en rapports avec les autres puissances, et nul ne sait, elle ignore peut-être elle-même ce qu’elle fera à un moment donné. A son tour, elle se recueille : la Russie a prouvé autrefois que ce n’était pas la même chose que s’endormir.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.