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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/266

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hésitent à enrôler des hommes, à engager l’action, craignant de donner prise sur eux. Les hommes de main se présentent, cependant. Frotté pénètre dans Paris ; des chouans déguisés s’y faufilent à sa suite, et, au milieu d’eux, La Trémouille, Bourmont, d’Autichamp, Brulart, Rivière, Polignac, les « Messieurs » du complot de 1804. Toutefois ils se sentent si impopulaires, si réprouvés par l’immense majorité des Français, qu’ils n’osent se découvrir. Tout leur plan consiste à bâcler avec Pichegru et les siens une sorte de machine constitutionnelle, à étiquette républicaine, moyennant quoi ils s’empareront des places et des commandemens ; puis ensuite, s’ils sont en force, grâce aux Condéens qui se rapprochent de la frontière, et à la neutralité bienveillante des puissances étrangères, ils expulseront les républicains et rétabliront la monarchie. Rien ne décèle mieux l’impuissance des royalistes que cette impossibilité où ils étaient de concevoir, même en cas de succès, l’espoir d’une restauration par l’opinion publique. Ils ne pouvaient compter que sur les alliances du dehors, sur un coup de force auquel ils se mêleraient subrepticement et sur une révolution républicaine d’apparence, seul moyen de faire accepter, par le peuple le coup d’Etat qu’ils tâcheraient plus tard de détourner à leur profit.

En attendant que l’on en vienne aux mains, on se dénonce et on s’injurie furieusement : les directoriaux s’emportent contre les clichyens, les conseils contre le Directoire et les factieux, les Directeurs entre eux, avec des invectives de portefaix. On n’a de leurs délibérations que des lambeaux : ils semblent détachés d’un roman de Restif de la Bretonne. Ce sont presque toujours les affaires du dehors qui les mettent aux prises ; sur celles du dedans ils ne s’expliquent même plus ; mais comme il faut bien discuter sur les autres affaires et envoyer des instructions à Lille où Malmesbury négocie, à Udine où les plénipotentiaires autrichiens arrivent, on discute, les passions s’échappent et les colères éclatent. Le 14 août, Barras raconte à La Valette qu’ils se sont « empoignés » au sujet des préliminaires de Leoben et des lettres de Bonaparte. « J’ai, dit-il, défendu Bonaparte. J’ai dit à Carnot : « Tu n’es qu’un vil scélérat, tu as vendu la République, et tu veux égorger ceux qui la défendent, infâme brigand ! Tu n’as pas un pou sur ton corps qui ne soit en droit de te cracher au visage !… » Carnot se lève, apostrophe Barras, le traite d’aventurier, de bête ; il proteste contre ses accusations. « Je jure que ce n’est pas vrai ! » s’écrie-t-il en levant la main. — « Ne lève pas la main ! riposte Barras, il en dégoutterait du sang ! » Ils sont au moment de se jeter l’un sur l’autre : on les sépare. Talleyrand était