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comme un défi, la prochaine publication de son poème les États du Diable. Il répétait que cette œuvre clorait la série des pièces où il avait montré la férocité du fanatisme religieux. Il assurait qu’il lui restait quelque chose à dire après Hiéronymus, l’Holocauste, les Deux Glaives, le Corbeau, les Siècles maudits, la Bête écarlate ; qu’il voulait faire, une bonne fois, défiler devant lui tous ces tourmenteurs d’hommes qui se sont masqués de la foi pour exploiter la créature humaine : il voulait les marquer au fer rouge dans un poème dantesque. Il disait :

« Ce diable qui les jugera tous, ce sera moi. »

Une citation empruntée à ce poème prouvera que la verve du poète avait trouvé là une magnifique occasion de s’exercer. Le pape Borgia harangue Satan[1] :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

BORGIA.


                                    Ô délices passées !
Ô plats d’or qui chargiez les nappes damassées !
Marsala, syracuse, alicante et muscat !
Ô soupers bienheureux de mon pontificat,
Coupes, flambeaux, vaisselle étincelante ! Ô joie,
Ô beaux corps enlacés sur les tapis de soie,
Murmures des baisers pleuvant sur des seins nus,
Rêves du Paradis, qu’êtes-vous devenus ?
Qu’il était doux, couché dans la pourpre romaine,
De jouir amplement de la bêtise humaine,
De partager le monde après boire, octroyant.
Pour deux cents marcs d’or fin, l’Occident, l’Orient,
Îles et terre ferme, hommes, femmes, épices.
Aux rois, mes argentiers pillant sous mes auspices.
Et de voir, en goûtant le frais des chênes verts.
Haleter au soleil le stupide univers !
Quel rêve ! Ô merveilleux enchantement des choses
Qui, dans l’âcre parfum des femmes et des roses
Et du sang, sous l’éclat des torches allumant
Mes tentures de pourpre et d’or, au grondement
De la foudre impuissante, au chant des voix serviles,
Dans la prostration des multitudes viles.
Nuits et jours ramenant les grands songes anciens,
Me rendais la splendeur des temps césariens !
Et toi, vivante fleur de la chaude Italie,
Éclatante du sang qui nous brûle et nous lie,
En un moment d’ivresse éclose au clair matin
Pour parfumer ma couche et le beau ciel latin !
Ô toi qui me versais du regard et des lèvres
Le flot des voluptés et des divines fièvres.
Pour qui mon fils César, le pâle cardinal,
Occit son frère Jean la nuit du carnaval.

  1. Ce poème n’a jamais été achevé. Un fragment en a seul été publié dans la République des lettres (Août 1876).