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LE SACRIFICE


Rien ne vaut, sous les deux, l’éclatante liqueur,
Le sang sacré, le sang triomphal que la vie,
Pour étancher sa soif toujours inassouvie,
Nous verse à flots brûlants qui jaillissent du cœur.

Jusqu’au ciel idéal dont la hauteur l’accable,
Quand l’homme de ses dieux voulut se rapprocher,
L’holocauste sanglant fuma sur le bûcher.
Et l’odeur en monta vers la nue implacable.

Domptant sa chair qui tremble en ses rébellions,
Pour offrir à son Dieu sa mort expiatoire,
Le martyr se couchait sous la dent des lions.
Dans la pourpre du sang comme en un lit de gloire.

Mais si le Ciel est vide, et s’il n’est plus de dieux,
L’amère volupté de souffrir reste encore,
Et je voudrais, le cœur abîmé dans ses yeux.
Baigner de tout mon sang l’autel où je l’adore !


Cette pièce est un acte de foi. Mais l’âme du poète avait pris trop profondément le pli du doute pour que la vanité du sacrifice ne lui apparût pas comme le néant de tout le reste. Il n’en voulut retenir que la joie éphémère qu’il donne quand on l’applique à quelque objet chéri, et dont nous retrouvons l’expression dans les derniers vers qui soient tombés de sa plume :


Toi par qui j’ai senti, pour des heures trop brèves,
Ma jeunesse renaître et mon cœur refleurir,
Sois bénie à jamais ! J’aime, je puis mourir.
J’ai vécu le nu’illeur et le plus beau des rêves !

Et vous qui me rendez le matin de mes jours,
Oui d’un charme si doux m’enveloppez encore,
Vous pouvez m’oublier, ô chers yeux que j’adore,
Mais jusques au tombeau je vous verrai toujours !


Ainsi la fin de sa vie semblait en rejoindre le commencement ; le cher fantôme de ses jeunes années réjouissait encore ses yeux avant qu’il les fermât à la lumière ; et, comme encadrée dans le souvenir des splendeurs de son île natale, il voyait passer, une dernière fois cette vision de jeunesse adorable qu’il avait jadis aperçue derrière les mousseline du manchy.

Jean Dornis.