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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/356

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une direction qui les en éloigne. Le moindre brin d’herbe, la moindre cellule vivante pose au savant une infinité de questions, et il n’aperçoit même pas la possibilité de les résoudre avec les moyens dont il dispose aujourd’hui. Que pourra-t-il penser alors d’une prétendue « science », qui procède par la méthode déductive a priori, et qui se flatte d’embrasser la totalité du réel ? Quelle dérision, ne pouvant expliquer la moindre partie de ce qui vit, que d’imaginer en rendre le tout intelligible ! C’est comme si un enfant, incapable de soulever, avec ses petits bras, un galet sur la plage, prétendait ébranler la falaise d’où ce galet est tombé. Aux yeux du biologiste, qui lutte à si grand’peine contre la nature, et qui sent si vivement les difficultés de ce combat, le métaphysicien qui propose une explication totale de la nature semble le plus souvent un rêveur à qui le sens de la réalité fait défaut. Il lui jette un regard de surprise mêlé d’ironie, et il retourne à son microscope ou à son laboratoire. Il sait trop ce que coûte de patience attentive je ne dis pas l’explication, mais la description exacte du plus petit fait, pour s’arrêter à des spéculations générales qui prouvent surtout la souplesse dialectique de leur auteur. En comparaison de sa science, cela lui paraît un jeu, ou, si l’on aime mieux, une sorte d’art et de poésie. Que la jeunesse de l’humanité s’y soit complue, rien n’est plus naturel, et le génie d’un Platon y a trouvé la matière de chefs-d’œuvre dont l’esprit s’enchante encore aujourd’hui ! Mais l’âge viril veut des occupations plus sérieuses. Pour que le biologiste pensât autrement de la métaphysique, il faudrait qu’il ne prît pas pour la vraie réalité cette matière vivante qui s’offre et se refuse à la fois à ses recherches, et qui fait l’objet constant de ses préoccupations. Il faudrait qu’il fût à la fois au point de vue de sa science, et très au-dessus de ce point de vue. Cela ne se rencontre guère. Un œil accoutumé à regarder les objets de tout près, s’accommode peu à peu à cette habitude visuelle : à la longue, il ne peut plus rien distinguer de loin. Pour la métaphysique, presque toujours le savant sera myope.

Il est toutefois un système de philosophie auquel ira de préférence la sympathie des biologistes ; et nous voyons qu’en effet ce système a trouvé en Allemagne d’aussi nombreux partisans que dans le reste de l’Europe. Je veux parler de la philosophie de l’évolution. En quoi consiste en effet cette philosophie, sinon à transporter à l’univers entier, par un emploi audacieux de l’analogie, la loi de développement observée chez les êtres vivans ? M. Spencer, qui l’a formulée le premier et qui l’a rendue populaire, a-t-il fait autre chose que de généraliser l’idée scientifique