Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/412

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est un mélange inouï de maladresses, de désordres et de spéculations, le Philadelphia and Reading. Dans cette lutte pour la vie, si dure à tous les partis en présence, une sorte de sélection naturelle économique semble faire rapidement la fortune des entreprises les mieux constituées, les plus résistantes, aux dépens des autres, dont elle précipite la ruine.


III

Jusqu’à présent on pourrait croire qu’aux Etats-Unis le régime de la liberté des chemins de fer n’a présenté pour le public que des avantages, en dotant le pays de moyens de transport très perfectionnés, très nombreux et à bon marché. En fait ce régime n’a pas été sans provoquer de la part des compagnies de graves abus de pouvoirs, dont le public lui-même eut vivement à souffrir, et qui portèrent les législatures locales à des mesures de répression d’une extrême rigueur. Les compagnies, qui se livraient entre elles-mêmes à des batailles de concurrence, durent engager la lutte contre un ennemi commun, l’autorité publique; avec la guerre civile, elles eurent la guerre extérieure. Ce sont particulièrement ces difficultés d’ordre légal qui constituent ce que les Américains appellent le railroad problem.

Les pouvoirs presque sans limite conférés aux compagnies de chemins de fer n’étaient pas en effet sans offrir d’assez graves dangers pour la liberté commerciale et l’égalité économique dans l’Union. Dès l’origine de la construction des voies ferrées, les compagnies inaugurèrent à l’égard des autorités locales une politique d’oppression sans honte comme sans merci. Partout on demandait des chemins de fer, toujours plus de chemins de fer; il dépendait du choix d’un tracé de favoriser ou de restreindre le développement d’une région, et une ligne ferrée représentait pour chaque localité le secret de la fortune. Alors les compagnies de se faire payer leurs services, et d’imposer aux communes, aux comtés, voire même aux Etats, des subventions gratuites, disons des contributions de guerre. « Elles abordent une petite ville comme un brigand attaque sa victime : la bourse ou la vie »[1]! A vrai dire cette corruption, qui déshonora la genèse du réseau ferré en Amérique, disparut au fur et à mesure de ses progrès, en même temps que se modifiaient les conditions de la construction. Tout cela est un peu oublié aujourd’hui ; les voies nouvelles ne sont plus que des lignes de colonisation ouvertes dans les territoires inoccupés, les chemins de fer ont encore plus besoin des

  1. Henry George, Progress and Poverty.