Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/427

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’Autriche, et il n’avait pas à craindre qu’ils lui reprochassent de leur conter des vieilleries, d’avoir un goût malheureux pour les sujets démodés, pour les histoires surannées.

Il avait étudié Guillaume de Tyr et d’autres chroniqueurs, il leur avait demandé des renseignemens, mais il n’avait garde de voir par leurs yeux les hommes et les choses. La Renaissance avait mis au nombre des vertus cette charité de l’esprit qui condamne le fanatisme et les superstitions haineuses. Elle avait entrepris de réconcilier toutes les sagesses, toutes les doctrines, tous les systèmes, toutes les philosophies, de retrouver partout des parcelles de vérité; elle avait étendu ses miséricordes à toutes les religions, elle tenait les idoles pour des dieux voilés, et ses poètes comme ses penseurs étaient animés d’un souffle d’humaine et généreuse indulgence. Si dangereux que fussent les Turcs, le Tasse attribue aux sectateurs du Croissant des vertus qu’il est permis d’aimer. Une amazone musulmane, Clorinde, se fait un point d’honneur de rendre à la vie deux chrétiens condamnés à mourir dans les flammes. Quand Tancrède a tué le farouche Argan, il ne hait plus son ennemi : « Eh quoi! s’écrie-t-il, ce vaillant serait la proie des corbeaux! Ah! par Dieu, ne le privons ni de la sépulture ni de nos louanges. Je ne suis pas en guerre avec son cadavre. Il est tombé comme un brave; n’est-il pas juste que nous lui rendions ces honneurs qui sont ici-bas le seul gain que nous procure la mort? » Quand Renaud s’arrache des bras d’Armide pour aller rejoindre les drapeaux et combattre pour le Christ, il jure à cette enchanteresse une inviolable fidélité : « Je te conserverai à jamais parmi mes chers et honorés souvenirs, tu seras avec moi dans mes joies et dans mes chagrins. Je serai ton chevalier autant que me le permettront la guerre d’Asie, ma foi et mon honneur. » Et lorsqu’il la retrouve désespérée et résolue de mourir : « Armide, calme ton cœur troublé. Moi, ton ennemi? Je suis ton champion et ton esclave. »

Non seulement les chevaliers du Tasse ont le cœur humain, ils sont les contemporains du poète par la complexité de leurs sentimens et de leurs pensées. La psychologie chevaleresque du divin Arioste est aussi simple que l’escrime de ses héros, qui d’un seul coup de leur redoutable épée pourfendent un musulman de la tête à la ceinture, aussi primitive que la physique ancienne, qui pensait avoir tout fait quand elle enseignait que les quatre élémens sont les principes constituans de tous les corps. Roland, Roger, Bradamante, Angélique elle-même, n’ont que des passions élémentaires. Le Tasse a poussé bien plus loin l’analyse et la savante chimie des âmes. Ses personnages ne sortent pas d’un château féodal, ils ont habité les palais. Godefroy est un saint qui joint à