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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/440

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S’il doutait par momens de l’existence du follet qui lui dérobait ses lettres, il ne douta jamais du mauvais vouloir des hommes à son égard, de leurs conspirations occultes contre Torquato Tasso, et que des envieux ne l’eussent perdu dans l’esprit du duc Alphonse, qui, devenu irréconciliable, appesantissait sa main sur lui. Il était atteint de la plus inguérissable des folies, la manie de la persécution, dont ses hallucinations étaient à la fois l’effet et la cause, accompagnée d’une crainte incessante d’être empoisonné, qui sera le tourment de sa vie. Sa mère, la belle Porcia dei de’ Rossi, s’était éteinte en quelques heures le 13 février 1556, et le bruit s’était répandu que sa mort n’avait pas été naturelle. Quoi qu’en pensât son fils, il vivait dans un temps où l’on se débarrassait volontiers de ses ennemis par des moyens expéditifs. Quand il fut sorti de l’hôpital, les hallucinations devinrent plus rares ou cessèrent ; mais il se défiera toujours des empoisonneurs. Son ami Cataneo était convaincu qu’il avait détruit sa santé et avancé sa fin par l’abus des antidotes : « L’imagination frappée, tourmenté par ses soupçons, se figurant que sa vie était sans cesse menacée, il se bourrait de thériaque, d’aloès, de casse, de rhubarbe, d’antimoine, qui lui brûlèrent et consumèrent l’estomac. » L’année de sa mort, son médecin lui ayant ordonné une potion qui lui parut suspecte, il exigea que son domestique la prît, et comme ce ténébreux docteur s’apprêtait à lui tâter le pouls, s’armant d’une de ses pantoufles, il lui en donna un grand coup sur les doigts. Il est vrai que peu après il se raccommoda avec lui et lui promit de l’immortaliser dans ses vers.

Ce n’est pas seulement aux empoisonneurs, aux médecins suspects, aux intrigans de cour et aux princes fantasques qu’il en a ; l’Eglise lui fait peur. Le 17 juin 1577, le résident de Toscane à Ferrare écrivait au grand-duc François :

« Le Tasse est atteint d’une maladie d’esprit toute particulière : il est tourmenté par la persuasion de s’être rendu coupable d’hérésie comme par la crainte qu’on ne l’empoisonne, cas digne de pitié, vu son mérite et ses grandes qualités. » Il se croit sans cesse à la veille d’être cité, traduit devant le Saint-Office. En vain l’Inquisition elle-même s’applique à le rassurer, l’inquiétude le ronge. Il est allé se confesser à l’inquisiteur de Ferrare, qui l’a calmé et absous ; cette absolution lui paraît insuffisante, il veut obtenir celle de l’inquisiteur de Bologne ; si on le lui permet, il partira pour Rome, il ira implorer la miséricorde du Pape. Torturé par ses scrupules, il désavoue ses chefs-d’œuvre, qui peuvent fournir des armes contre lui. Il délaisse Aristote et Platon pour se. plonger dans de pieuses lectures. Il ne sera content que lorsqu’il aura refait, expurgé sa Jérusalem. Dans cette épopée, désormais