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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/468

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Je lui dis que dans toutes les Chambres il y avait un nombre de conseillers qui entraînaient la plupart des autres, et que je croyais qu’on pourrait leur faire parler par des gens de leur connaissance, leur bailler à chacun cinq cents écus de gratification et leur en faire espérer autant dans la suite, aux étrennes. » Ces sortes de gratifications changent de nom suivant les temps et les pays ; elles sont toujours de mise et bien reçues sous toutes les latitudes. Gourville est en Espagne chargé par M. le Prince de faire valoir auprès du gouvernement des créances d’un recouvrement difficile. « Il y avait à Madrid une petite marchande française qui avait bien de l’esprit. Elle vendait de tout ce qui venait de Paris et qui était fort au gré des Espagnols. Je la chargeai de dire à la femme d’un ministre que, si elle pouvait apprendre quelque chose de particulier de ce qui se passait dans les affaires de Monsieur le Prince, pour me le faire savoir, elle lui ferait volontiers des présens de tout ce qu’elle estimerait le plus de sa boutique. Le ministre était vieux, et la femme, qui était jeune, parut d’assez bonne volonté. Elle reçut quelques petits présens de ma part, qui lui firent plaisir. Je la fis instruire par la petite marchande qu’il fallait quelquefois, quand je la ferais avertir et que le bonhomme lui voudrait parler, faire la rêveuse et le prier de lui dire quelque chose des affaires de Monsieur le Prince... et qu’après qu’il lui aurait répondu sur cela, elle parût avoir une conversation plus enjouée avec le vieillard. » Quand un vieux mari épouse une jeune femme, il est rare que cela ne profite pas à quelqu’un. Pour l’avoir compris, Gourville ne mérite sans doute pas la réputation de grand moraliste; mais il a droit à celle d’avoir été un homme d’affaires avisé. Grâce à sa perspicacité, et grâce aussi à « l’enjouement » de la jeune femme, il accomplit ce prodige qui jeta les contemporains dans l’émerveillement : il rapporta d’Espagne de l’argent liquide. — Les opérations de finances n’étaient pas l’unique source de gains qu’eût Gourville. Il s’occupe aussi de fournitures de blés, ce qui lui permet de fournir des blés avariés. Il est grand joueur, continuellement heureux au jeu. Il réalisa plus d’un million au trente-et-quarante. Cela explique qu’en très peu de temps il se soit trouvé, comme on dit, au-dessus de ses affaires.

Survient l’arrestation de Fouquet. Gourville était étrangement compromis. Il jugea prudent de changer d’air. Il partit, sans hâte d’ailleurs, au grand jour et en bel équipage. Il avait avec lui tous ses domestiques : un cuisinier, un maître d’hôtel qui jouait de la basse, un officier-valet de chambre et deux laquais. « Ils jouaient tous trois du violon : c’en était la mode alors. » Il se retira à La Rochefoucauld, où il passa plus d’une année fort doucement. Il prenait ses repas avec le duc et Mlles de La Rochefoucauld. On se promenait, on courait le cerf, on chassait le lièvre ; le soir, on dansait aux violons. Et comme, en dépit des arrêts d’assignation et de prise de corps, Gourville n’en tirait pas moins cent