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pour me servir de l’expression de l’apôtre, une importunité si persévérante et, en même temps si touchante, qu’elle me força de m’écarter en sa faveur de la règle que je m’étais prescrite. » Saint Jérôme passa en effet sous le toit de Marcella les trois années de son séjour à Rome, et plus d’une fois, pendant ces trois années, au cours des ardentes controverses auxquelles il se trouva mêlé, Marcella eut occasion d’exercer sur lui sa douce et prudente influence. « Marcella, disait-il, eût voulu mettre sa main sur ma bouche pour m’empêcher de parler, » et dans une autre lettre : « Souvent mon rôle changeait en face d’elle, et de maître je devenais disciple. » Mais comme Marcella avait à un souverain degré (c’est encore Jérôme qui parle) le tact délicat des convenances, elle donnait toujours ses propres idées, lors même qu’elle ne les devait qu’à la pénétration de son esprit, comme lui ayant été suggérées par Jérôme lui-même ou par quelque autre.

Au bout de trois ans, Jérôme quitta cependant et ce palais du mont Aventin, transformé en couvent, et Rome elle-même, qui était toujours la ville élégante et lettrée par excellence, un peu le Paris d’aujourd’hui, pour se rendre à Jérusalem et pour y mettre en pratique, d’accord avec celle qui devait être un jour sainte Paule, son grand dessein de vie monastique. Mais durant les vingt années que Jérôme et Marcella demeurèrent séparés une pieuse correspondance les consolait de vivre éloignés l’un de l’autre, et « si leurs corps étaient séparés, leurs âmes étaient unies. » Aussi quand mourut Marcella, Jérôme adressa-t-il à la vierge Principia, qui lui avait fermé les yeux, une de ces lettres que les chrétiens de la primitive Église se communiquaient les uns aux autres et qui étaient l’équivalent d’une notice nécrologique de nos jours. Dans cette lettre, il faisait l’éloge de celle qu’il appelait notre Marcella, parce que, disait-il, « nous l’avons également aimée tous les deux et nous avons également partagé ses affections, » et il faisait connaître aux autres ce trésor dont il avait eu le bonheur de jouir si longtemps. Moins connue que Paula, moins publiquement associée qu’elle à la vie et aux austérités du grand propagateur de l’idée monastique, la pieuse et discrète Marcella n’a pas tenu une moindre place dans la vie du saint. À la fois cénobite et grande dame, ayant accepté la plupart des obligations de la vie monastique, sans être cependant tout à fait retirée du monde, elle fut le premier type de ce qu’une ironie peu justifiée appelle parfois une mère de l’Église.

Avec la différence des siècles et des personnes, il y a plus d’une ressemblance entre la liaison de Jérôme avec Marcella et celle qui a si longtemps uni Lacordaire et Mme Swetchine. Du vivant