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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/609

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l’accès. De tes sensations, de tes sentimens, de tes pensées, je ne connais qu’une minime partie. La parole est un signe imparfait. L’âme est incommunicable. Ton âme, tu n’as pas le pouvoir de me la donner. Même dans l’extase des ivresses, nous sommes deux, toujours deux, séparés, étrangers, solitaires de cœur. Je baise ton front ; et sous ce front s’agite peut-être une pensée qui n’est pas pour moi. Je te parle ; et une de mes phrases éveille peut-être dans ton esprit le souvenir d’un autre temps et non pas de mon amour. Un homme passe, il te regarde ; et, dans ton esprit, ce petit fait engendre une émotion quelconque, que je ne suis pas capable de surprendre. J’ignore toujours si le moment présent ne s’éclaire pas pour toi d’un reflet de ta vie antérieure… Oh ! cette vie, j’en ai une peur folle !… Je suis à tes côtés ; je me sens envahi par le bonheur délicieux qui, à certaines heures, me vient de ta seule présence ; je te caresse, je te parle, je t’écoute, je m’abandonne. Tout à coup, une pensée me glace. Si, sans m’en rendre compte, j’avais évoqué dans ta mémoire le fantôme d’une sensation éprouvée jadis, une mélancolie revenant es jours lointains ?… Je ne saurai jamais te dire ma souffrance. Cette ardeur, qui me donnait le sentiment illusoire de je ne sais quelle communion entre toi et moi, s’éteint tout d’un coup. Tu te dérobes, tu t’éloignes, tu me deviens inaccessible. Et je reste seul, dans une épouvantable solitude. Dix, vingt mois d’intimité ne servent plus à rien. Tu me parais aussi étrangère qu’au temps où tu ne m’aimais pas encore. Je cesse de te caresser, je ne parle plus, je me ferme, j’évite toute manifestation extérieure, je redoute que le heurt le plus léger ne soulève du fond de ton esprit les sédimens obscurs qu’y a déposés la vie irrévocable. Et alors tombent sur nous ces longs silences angoissés où se consument inutilement et misérablement les énergies du cœur. Je te demande : « A quoi penses-tu ? » Et tu me réponds : « A quoi penses-tu ? » J’ignore ta pensée et tu ignores la mienne. De minute en minute, la séparation se creuse davantage, elle prend des profondeurs d’abîme………………

Hippolyte dit :

— Moi, je n’éprouve rien de tel. J’ai plus d’abandon. J’aime peut-être davantage.

Cette affirmation de supériorité blessa de nouveau le malade.

Hippolyte continua :

— Tu réfléchis trop. Tu notes trop ce que tu penses. J’ai peut-être moins d’attrait pour toi que n’en ont tes pensées, parce que tes pensées sont toujours diverses, toujours nouvelles, tandis que, moi, je n’ai plus rien de nouveau. Dans les premiers temps de ton amour, tu avais plus de spontanéité et moins de réflexion.