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laissait à découvert la tache brune de deux grains de beauté.

« Elle est très belle. Son visage a presque toujours une expression profonde, significative, passionnée. Là réside le secret de son charme. Sa beauté ne me lasse jamais : sans cesse elle me suggère un nouveau rêve. Quels sont les élémens de cette beauté ? Je ne saurais le dire. Matériellement, elle n’est pas belle. Quelquefois, quand je la regarde, il m’arrive d’éprouver la pénible surprise d’une désillusion. C’est qu’alors ses traits me sont apparus dans leur vérité physique, sans être transfigurés, sans être illuminés par la force d’une expression spirituelle. Elle possède cependant trois élémens divins de beauté : le front, les yeux, la bouche. Oui, divins. »

L’image du rire se représenta à sa pensée.

« Que me racontait-elle hier ? Je ne sais plus quoi, un petit incident comique arrivé à Milan chez sa sœur pendant qu’elle y était… Comme nous avons ri !… Donc, loin de moi, elle pouvait rire, être joyeuse. Or j’ai gardé toutes ses lettres ; et toutes ses lettres débordent de tristesse, de larmes, de regrets désespérés. »

Il sentit le coup d’une blessure, puis une inquiétude tumultueuse, comme s’il se fût trouvé en présence d’un fait grave et irréparable, mais encore mal éclairci. En lui survenait le phénomène ordinaire de l’exagération sentimentale par voie d’images associées. L’innocent éclat de rire se transformait en une hilarité incessante, de tous les jours, de toutes les heures, pendant toute la durée de l’absence. Hippolyte avait vécu joyeusement une vulgaire existence, avec des gens inconnus de lui, parmi les camarades de son beau-frère, dans un cercle d’admirateurs stupides. Ses lettres affligées n’étaient que des mensonges. Il se rappela avec précision ce passage d’une lettre : « Ici, a vie est insupportable ; les amis et les amies nous assiègent sans nous laisser une heure de tranquillité. Tu connais la cordialité milanaise… » Et il eut dans l’esprit la vision nette d’Hyppolyte entourée d’une foule bourgeoise de commis, d’avocats, de négocians : elle souriait à tous, elle tendait la main à tous, elle écoutait d’ineptes conversations, elle faisait d’insipides réponses, elle s’assimilait à cette vulgarité.

Alors s’abattit sur son cœur tout le poids de la souffrance endurée depuis deux ans à la pensée de la vie que vivait sa maîtresse et du milieu ignoré où elle passait les heures qu’elle ne pouvait point passer près de lui. « Que fait-elle ? Qui voit-elle ? À qui parle-t-elle ? Comment se comporte-t-elle avec les personnes qu’elle connaît et dont elle partage la vie ? » Éternelles questions sans réponse !