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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/641

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Tu partais sans que j’eusse pu te dire adieu, couvrir ton visage de baisers, te répéter une fois encore : Souviens-toi ! Souviens-toi ! Vers onze heures, une sorte d’instinct fit que je me retournai. Ton mari entrait avec son ami et la dame qui les accompagne d’habitude. Sans aucun doute, ils revenaient de te faire la conduite. J’eus alors un spasme de douleur si cruel que je dus bientôt me lever et sortir. La présence de ces trois personnes qui parlaient et riaient comme les autres soirs, comme si rien de nouveau ne tût arrivé, m’exaspérait. Leur présence était pour moi la preuve visible et indubitable que tu étais partie, partie irrémissiblement. »

Il repensa aux soirs d’été où il avait vu Hippolyte assise à une table, entre son mari et un capitaine d’infanterie, en face d’une petite dame insignifiante. Il ne connaissait aucune de ces trois personnes ; mais il souffrait de chacun de leurs gestes, de chacune de leurs attitudes, de tout ce qu’il y avait de vulgaire dans leur extérieur ; et son imagination lui représentait l’imbécillité des discours auxquels son élégante maîtresse paraissait prêter une attention soutenue.

Dans une autre lettre, il trouva : « Je doute. Aujourd’hui, j’ai contre toi l’âme hostile, je suis plein d’une colère sourde. »

— Celle-ci, dit Hippolyte, est du temps où j’étais à Rimini. Août et septembre, quels mois de tempêtes ! Te rappelles-tu quand tu vins enfin avec le Don Juan ?

— Voici une lettre écrite à bord : « Aujourd’hui, sur les deux heures, nous sommes arrivés à Ancône, venant à la voile de Porto San Giorgio. Tes prières et tes souhaits nous ont valu un vent favorable. Navigation merveilleuse, que je te raconterai. A l’aube, nous reprendrons le large. Le Don Juan est le roi des cotres. Ton pavillon flotte au haut du mât. Adieu ; peut-être à demain. — 2 septembre. »

— Nous nous sommes revus ; mais quelles journées de supplice ! Tu te rappelles ? On nous espionnait sans cesse. Oh ! cette belle-sœur ! Tu te rappelles la visite au temple des Malatesta ? Tu te rappelles notre pèlerinage à l’église de San Giuliano, la veille de ton départ ?

— En voici une de Venise…

Ils la relurent ensemble, avec la même palpitation.

« Depuis le 9, je suis à Venise, plus triste que jamais. Venise est pour moi suffocante comme une joie inhumaine. Le plus radieux des rêves n’égale pas en magnificence ce rêve de marbre qui émerge des flots et qui fleurit dans un ciel chimérique. Je meurs de mélancolie et de désir. Pourquoi n’es-tu point ici ? Oh !