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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/645

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pas reconnaissant. Depuis deux ou trois jours, j’ai quelque chose contre toi dans le cœur. Je ne sais ce que c’est. Peut-être un pressentiment ? Peut-être une divination ? »

Pendant cette lecture, George souffrait comme si une plaie se se fût ouverte en lui. Hippolyte aurait voulu l’empêcher de poursuivre. Elle se rappelait cette soirée où son mari s’était présenté à l’improviste dans la maison de Caronno, avec une contenance froide et tranquille mais avec un regard de fou, déclarant qu’il venait pour la ramener avec lui ; elle se rappelait le moment où ils étaient restés seuls ensemble, l’un en face de l’autre, dans une chambre écartée où le vent agitait les rideaux de la fenêtre, où la lumière avait de brusques oscillations, où montait du dehors le gémissement des arbres ; elle se rappelait la lutte sauvage et muette soutenue alors contre cet homme, qui l’avait enlacée d’un mouvement soudain — horreur ! — pour la prendre de force.

— Assez ! assez ! dit-elle en attirant à soi la tête de George. Assez ! ne lisons plus.

Mais il voulut poursuivre : « Je ne parviens pas à comprendre la réapparition de cet homme, et je ne peux pas me défendre d’un emportement de colère qui en partie s’adresse à toi. Mais, pour ne pas te faire souffrir, je ne t’écris pas mes pensées sur ce sujet. Ce sont des pensées amères et très obscures. Je sens que, pour quelque temps, ma tendresse est empoisonnée. Mieux vaudrait, je crois, que tu ne me revisses plus. Si tu veux t’épargner à toi-même une inutile douleur, ne reviens pas à présent. À présent, je ne suis pas bon. Mon âme t’aime à l’adoration ; mais ma pensée te mord et te souille. C’est un contraste qui recommence sans cesse et qui ne finira jamais. » Dans la lettre du lendemain : « Une douleur, une douleur atroce, intolérable, jamais éprouvée… O Hippolyte ! reviens, reviens ! Je veux te voir, te parler, te caresser. Je t’aime plus que jamais… Pourtant il faudra m’épargner la vue de tes meurtrissures. Je suis incapable d’y penser sans épouvante et sans colère. Il me semble que, si je voyais les marques mises sur ta chair par les mains de cet homme, mon cœur se briserait… C’est horrible ! »

— Assez, George ! ne lisons plus ! supplia de nouveau Hippolyte en prenant dans ses mains la tête de l’aimé et en le baisant sur les yeux. George, je t’en conjure !

Elle réussit à l’éloigner de la table. Et il souriait de cet indéfinissable sourire qu’ont parfois les malades lorsqu’ils cèdent aux instances d’autrui, tout en sachant bien que le remède est tardif et inutile.