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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/665

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violemment les yeux. Une dame d’âge déjà mûr, toute droite, de face, la tête nue, les mains pendantes, en robe noire sur un fond neutre, sans autre note claire que le jaune de ses longs gants de Suède, il n’y a pas là de quoi arrêter la foule ! Physionomie, attitude, toilette, recherches des modelés et des nuances, tout est discret et modeste dans cette peinture singulièrement distinguée, dont le charme sérieux vous pénètre à mesure que vous y pénétrez davantage ; c’est précisément ce qui en fait le prix.

M. Bonnat, le franc et vigoureux Bonnat, apparaît comme un brutal à côté du timide Dubois. Il semble qu’exaspéré par toutes les mollesses et lâchetés des pinceaux fin de siècle, ce vaillant ouvrier tienne de plus en plus à faire montre de son bel outil vis-à-vis de tous ces embrasseurs de nuées grises, qu’un corps bien vivant épouvante et qu’aveugle un éclat de couleur. Que son modèle soit un chef d’Etat, M. Félix Faure, président de la République, ou une femme du monde, Mme la comtesse L. M…, il l’installe devant lui, sans hésitation, sans précautions, sous une chute de lumière, directe et nette, qui accentue, avec une franchise implacable, toutes les saillies et rentrées de la forme, toutes les crudités et vivacités de la couleur. La franchise est un peu vive parfois, et ce n’est point ainsi qu’en usent, à l’ordinaire, les portraitistes à la mode ni les portraitistes officiels parce que leur clientèle, mâle ou féminine, se soucie peu de l’affronter ; c’est cette franchise pourtant qui assure à M. Bonnat l’admiration et la confiance des hommes sans vanités et des femmes sans coquetterie, de ceux qui sont décidés à se montrer tels qu’ils sont et non tels qu’ils voudraient être. Je m’imagine que, dans l’antiquité ou au moyen âge, de loin, dans la pénombre des temples ou des églises, les statues de marbre ou de bois, rudement taillées par les sincères imagiers d’Egine ou de Chartres, fraîchement enduites de couleurs voyantes, devaient produire sur les yeux un effet de même nature que les figures de M. Bonnat dans leurs fonds brouillés. Même énergique saillie dans les formes, même simplicité grave dans les attitudes, même audacieux éclat dans l’application des tons purs, même aspect de réalités vivantes et palpables allant jusqu’au trompe-l’œil. Pour les uns comme pour les autres, une certaine caresse du temps n’est pas inutile, mais aussi, n’ont-ils pas à la craindre. Que la poussière de quelques années tombe sur la robe jaune de Mme L. M…, sur le cordon rouge et le plastron blanc de M. Félix Faure, on ne pourra que s’en réjouir, car, en même temps que ces accessoires reprendront un rôle plus modeste, les véritables beautés des figures mêmes s’accentueront dans le calme croissant de l’entourage. Le visage un peu fatigué, sérieux et bienveillant, résolu et simple du Président, comme le