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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/734

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j’éprouve est étrange et indéfinissable ! Ce n’est point moi qui sais ; mais, en moi, quelqu’un sait que tout va finir. »

Il pensait : « Elle ne m’écrit plus. Depuis que je suis ici, je n’ai reçu d’elle que deux télégrammes, très brefs : l’un de Pallanza, et l’autre de Bellagio. Jamais je ne me suis senti si loin d’elle. Peut-être qu’en ce moment même un autre homme lui plaît. Est-il possible que, tout d’un coup, l’amour tombe du cœur d’une femme ? Et pourquoi pas ? Son cœur est las. À Albano, réchauffé par les souvenirs, il me donnait peut-être ses dernières palpitations. Et je m’y suis trompé. Certains faits, pour celui qui sait les considérer sous leur forme idéale, portent au fond d’eux-mêmes une signification secrète, précise et indépendante des apparences. Eh bien ! tous les petits faits dont s’est composée notre vie d’Albano prennent, quand je les examine en pensée, une signification non douteuse, un caractère évident ; ils sont finaux. Le soir du Vendredi-Saint en arrivant à la gare de Rome, lorsque nous nous quittâmes et que la voiture l’emporta dans le brouillard, ne me sembla-t-il point que je venais de la perdre pour toujours et sans ressource ? N’eus-je point le sentiment profond que c’était fini ? » Son imagination lui représenta le geste par lequel Hippolyte avait abaissé la voilette noire sur le dernier baiser. Et le soleil, l’azur, les fleurs, l’allégresse de toutes choses ne lui suggérèrent que cette pensée : « Sans elle, la vie m’est impossible. »

En ce moment, sa mère se pencha sur la balustrade, regarda vers le porche de la cathédrale et dit :

— Voici le convoi.

La confrérie funèbre sortait du porche avec ses insignes. Quatre hommes en cagoule portaient le cercueil sur leurs épaules. Deux longues files d’hommes en cagoule marchaient derrière, avec des cierges allumés ; et on ne voyait que leurs yeux par les deux trous de la capuce. De temps en temps, le vent faisait vaciller les petites flammes à peine visibles, en éteignait même quelques-unes ; et les cierges se consumaient en larmoyant. Chaque homme en cagoule avait à côté de lui un enfant nu-pieds, qui recueillait la cire fondue dans le creux de ses deux mains.

Quand tout le cortège se fut déployé dans la rue, des musiciens en habits rouges avec des panaches blancs entonnèrent une marche funèbre. Les croque-morts réglèrent leurs pas sur le rythme de la musique ; les instrumens de cuivre étincelèrent au soleil.

George pensait : « Que de tristesse et de ridicule dans les honneurs rendus à la mort ! » Il se vit lui-même dans le cercueil, emprisonné entre les ais, porté par cette mascarade de gens, escorté