Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/737

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme au temps de son enfance, dans les années lointaines. Elle ne pouvait ni le comprendre, ni le consoler, ni le guérir. Leurs âmes, leurs vies étaient trop différentes. Elle ne pouvait donc lui offrir que le spectacle de sa propre torture !

Il se leva, l’embrassa, se sépara d’elle, sortit, remonta dans sa chambre, s’accouda au balcon. Il vit la Majella toute rose dans le crépuscule, immense et délicate, sur un ciel verdâtre. Le cri assourdissant des hirondelles qui tournoyaient le rebuta. Il alla s’étendre sur son lit.

Couché sur le dos, il réfléchissait : « Fort bien ; je vis, je respire. Mais quelle est la substance de ma vie ? À quelles forces est-elle soumise ? Quelles lois la gouvernent ? Je ne m’appartiens pas, je m’échappe à moi-même. La sensation que j’ai de mon être ressemble à celle que pourrait avoir un homme qui, condamné à se tenir debout sur une surface sans cesse oscillante et déséquilibrée, sentirait sans cesse l’appui lui faire défaut, en quelque endroit qu’il poserait le pied. Je suis dans une perpétuelle angoisse, et cette angoisse même n’est pas bien définie. Est-ce l’angoisse du fuyard qui sent quelqu’un à ses trousses ? Est-ce l’angoisse du poursuivant qui ne peut jamais atteindre sa proie ? C’est peut-être l’une et l’autre. »

Les hirondelles gazouillaient en passant et repassant par bandes, comme des flèches noires, dans le rectangle pâle que dessinait le balcon.

« Qu’est-ce qui me manque ? quelle est la lacune de mon être moral ? quelle est la cause de mon impuissance ? J’ai le plus ardent désir de vivre, de donner à toutes mes facultés un développement rythmique, de me sentir complet et harmonieux. Et, au contraire, je me détruis chaque jour secrètement ; chaque jour, ma vie s’en va par d’invisibles et d’innombrables fissures ; je suis comme une vessie à moitié vide qui se déforme de mille manières à chaque agitation du liquide qu’elle contient. Toutes mes forces ne me servent qu’à traîner avec une immense fatigue quelque petit grain de poussière auquel mon imagination prête la pesanteur d’un rocher gigantesque. Un conflit perpétuel confond et stérilise toutes mes pensées. Qu’est-ce qui me manque ? Qui donc tient en son pouvoir cette partie de mon être qui échappe à ma conscience et qui cependant, je le sens bien, m’est indispensable pour continuer à vivre ? Ou plutôt, cette partie de mon être n’est-elle pas déjà morte, de sorte que la mort seule peut me rejoindre à elle ? Oui, c’est cela. La mort, en effet, m’attire. »

Les cloches de Sainte-Marie-Majeure sonnèrent les vêpres. Il revit le convoi funèbre, le cercueil, les hommes en cagoule, et ces enfans en guenilles qui s’évertuaient à recueillir les larmes de