tête à gauche, avec le geste plein de grâce dont elle avait l’habitude.
Il pensa, en voyant Diego à côté d’elle : « Croirait-on qu’ils sont de la même race ? Christine a hérité en grande partie de l’amabilité maternelle ; elle a les yeux de notre mère, elle en a surtout les façons et les gestes. Mais Diego ! » Il observait son frère avec cette instinctive répulsion que tout être éprouve en présence d’un être disparate, contradictoire, absolument opposé. Diego mangeait avec voracité, sans jamais lever la tête de dessus son assiette, absorbé dans cette besogne. Il n’avait pas vingt ans encore, mais il était trapu, alourdi déjà par un commencement d’embonpoint, avec le visage allumé. Ses yeux, petits et grisâtres sous un front bas, ne révélaient pas la moindre flamme intellectuelle ; un duvet fauve couvrait ses joues et ses fortes mâchoires, mettait une ombre sur sa bouche saillante et sensuelle ; le même duvet se voyait aussi sur ses mains aux ongles mal tenus et qui attestaient le dédain des soins minutieux.
George pensa : « Est-ce que je peux l’aimer ? Même pour lui adresser une parole insignifiante, même pour répondre à son simple bonjour, j’ai à surmonter une répugnance presque physique. Lorsqu’il me parle, jamais ses yeux ne regardent les miens ; et, si le hasard fait que nos regards se rencontrent, il se détourne aussitôt avec une précipitation étrange. Devant moi, parfois il rougit presque continuellement, sans motif. Comme je serais curieux de connaître ses sentimens à mon égard ! Sans aucun doute, il me hait ! »
Par une transition spontanée, son attention se porta sur son père, sur l’homme dont Diego était le véritable héritier.
Gras, sanguin, puissant, cet homme semblait émettre par tous les membres une intarissable chaleur de vitalité charnelle. Ses mâchoires très grosses, sa bouche lippue, impérieuse, pleine d’une respiration véhémente, ses yeux troubles et un peu louches, son nez grand, palpitant, taché de rousseurs, tous les traits de son visage portaient l’empreinte de la violence et de la dureté. Chacun de ses gestes, chacune de ses attitudes avait la brusquerie d’un effort, comme si la musculature de ce corps massif eût été en lutte continuelle contre l’encombrement de la graisse. La chair, cette chose brutale, pleine de veines, de nerfs, de tendons, de glandes et d’os, pleine d’instincts et de besoins ; la chair qui sue ; la chair qui se déforme, qui s’infecte, qui s’ulcère, qui se couvre de rides, de pustules, de verrues et de poils ; cette chose bestiale qu’est la chair prospérait chez lui avec une sorte d’impudence et inspirait au voisin délicat une répulsion invincible. « Non, non, se disait George. Il y a dix ou quinze ans, ce