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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/768

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par une hallucination de l’ouïe, lui avait paru ne jamais finir ; l’angoisse qui l’avait talonné en approchant de la maison ; lorsqu’il avait aperçu les fenêtres lumineuses que traversaient par momens des ombres mobiles ; la surexcitation fiévreuse qui l’avait saisi lorsque, pressé de questions par sa mère et sa sœur, il avait raconté la scène en exagérant la violence de ses invectives et l’atrocité de l’altercation ; le besoin presque délirant de parler beaucoup, de mêler au récit des faits réels l’incohérence de ses rêveries ; les élans de mépris ou de tendresse par lesquels sa mère l’avait interrompu au fur et à mesure qu’il lui décrivait l’attitude de cette brute et sa propre énergie en l’affrontant ; et puis l’enrouement soudain, l’exaspération rapide de la douleur qui lui martelait les tempes, les efforts spasmodiques d’un vomissement amer et incoercible, le grand froid qui l’avait transi dans le lit, les fantômes horribles qui l’avaient fait sursauter dans la première torpeur de ses nerfs exténués ; tout lui revenait confusément à la mémoire, tout augmentait sa stupeur corporelle, si pénible, et dont il n’aurait pourtant voulu sortir que pour entrer dans une obscurité complète, dans une insensibilité de cadavre.

La nécessité de la mort continuait d’être suspendue sur lui avec la même imminence ; mais il lui était douloureux de penser que, pour mettre à exécution son dessein, il lui faudrait sortir de son inertie, accomplir une série d’actes fatigans, vaincre la répugnance physique qui l’éloignait de tout effort. — Où se serait-il tué ? par quel moyen ? à la maison ? ce jour même ? avec une arme à feu ? avec un poison ? — Son esprit n’avait pas encore rencontré d’idée précise et définitive. La torpeur même qui l’accablait et l’amertume de sa bouche lui suggérèrent l’idée d’un narcotique. Et, vaguement, sans s’attarder à la recherche du moyen pratique par lequel il se procurerait la dose efficace, il imagina les effets. Peu à peu, les images se multiplièrent, se particularisèrent, devinrent plus distinctes ; et leur association forma un tableau visible. Ce qu’il s’attachait à imaginer, c’étaient moins les sensations de sa lente agonie que les circonstances qui amèneraient sa mère, sa sœur et son frère à connaître la catastrophe ; il s’attachait à imaginer les signes de leur douleur, leurs attitudes, leurs paroles et leurs gestes. Et, de proche en proche, son attention curieuse s’étendait à tous les survivans, non pas seulement aux consanguins, mais à toute la famille, aux amis, à Hippolyte, à cette Hippolyte lointaine, si lointaine qu’elle était devenue pour lui presque une étrangère…

— George !

C’était la voix de sa mère, qui frappait à la porte.