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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/776

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sa personnalité entre les autres personnalités et qui faisaient de lui un homme à part dans la multitude humaine ; bref, tout ce qui différenciait sa vie propre parmi toutes les autres vies ; tout maintenant me semble ramassé, concentré, circonscrit dans l’unique attache idéale qui le joint à moi. Il n’existe plus que pour moi seul, affranchi de tout autre contact, communiquant avec moi seul. Il existe plus pur et plus intense que jamais. »

Il fit quelques pas, lentement. Dans le silence palpitaient de petits bruits mystérieux, à peine perceptibles. L’air vif, la chaleur du jour contractaient les fibres des meubles engourdis et habitués à l’obscurité des fenêtres closes. Le souffle du ciel s’insinuait dans les pores du bois, agitait les grains de poussière, gonflait les plis des tentures. Dans une raie de soleil tourbillonnaient des myriades d’atomes. L’odeur des livres était vaincue peu à peu par le parfum des fleurs.

Les choses suggéraient au survivant une foule de souvenirs. Des choses montait un chœur léger et murmurant qui l’enveloppait. De toutes parts s’élevaient les émanations du passé. On aurait dit que les choses émettaient des effluves d’une substance spirituelle qui les eût imprégnées. « Est-ce que je m’exalte ? » se demanda-t-il en contemplant les images qui se succédaient chez lui avec une rapidité prodigieuse, claires comme des visions, non pas obscurcies par une ombre funèbre, mais vivantes d’une vie supérieure. Et il demeura perplexe, fasciné par le mystère, saisi d’une angoisse terrible au moment de se risquer sur les confins de ce monde inconnu.

Les rideaux, que semblait enfler une haleine rythmique, ondulaient avec mollesse et laissaient entrevoir un paysage noble et calme. Les bruissemens fugitifs des boiseries, des papiers et des cloisons continuaient. Dans la troisième pièce, sévère et simple, les souvenirs étaient musicaux et montaient des instrumens muets. Sur un piano long en palissandre dont la surface vernie reflétait les choses comme un miroir, un violon reposait dans sa boite. Sur un siège, une page de musique se soulevait et s’abaissait au gré de la brise, presque en mesure avec les rideaux.

George s’approcha. C’était une page d’un motet de Mendelssohn : Domenica II post Pascha : Andante quasi allegretto : Surrexit pastor bonus… Plus loin, sur une table, il y avait un monceau de partitions pour violon et piano, éditions de Leipzig : Beethoven, Bach, Schubert, Rode, Tartini, Viotti. George ouvrit l’étui, examina le frêle instrument qui dormait sur le velours de couleur olive, avec ses quatre cordes intactes. Une curiosité lui vint de le réveiller. Il toucha la chanterelle, qui rendit un gémissement