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IV

J’ai montré ce que fut Lacordaire comme ami. Je voudrais dire un mot de ce qu’il fut comme prêtre ; je n’ajouterai pas : et comme moine. Je ne saurais, en effet, prendre sur moi de résoudre la question que s’est posée son biographe, le Père Chocarne, lorsque, après avoir révélé le secret, inconnu de tous, des pénitences incroyables que Lacordaire s’imposait, il s’est demandé s’il avait eu tort ou raison de soulever le voile qui cachait les mystères de sa vie monastique. Certaines âmes, en effet, ont pu être édifiées d’apprendre que ce prédicateur populaire, ce membre de l’Académie française, avait, en plein XIXe siècle, renouvelé, dans l’intimité de sa cellule, ces macérations dont le récit étonne et laisse presque incrédule lorsqu’on les rencontre dans la vie des saints de la primitive Eglise. Mais d’autres âmes, trop faibles sans doute, ont pu se demander si la sévérité de la règle de Saint-Dominique n’aurait pu en elle-même lui sembler suffisante, et s’il n’aurait pas mieux servi la grande cause à laquelle il avait voué sa vie en conservant pour elle ses forces, plutôt qu’en épuisant son corps et en abrégeant assurément ses jours. Ce sont là questions trop hautes pour être traitées par un profane, et comme tel je m’abstiendrai de le faire. A ceux-là seulement que les récits, un peu trop détaillés peut-être, du Père Chocarne ont fait sourire ou s’indigner, je me bornerai à dire qu’avant de s’indigner ou de sourire il faut comprendre, et qu’il est certains états d’âme dont il faut avoir le secret avant de les juger. En 1845, Lacordaire avait été prêcher le Carême à Lyon. Dans cette ville, où les ardeurs religieuses se sont toujours montrées si vives, le succès dépassa tous ceux qu’il avait obtenus auparavant. C’était du délire. Un soir que son sermon avait excité particulièrement l’enthousiasme, on l’attendait à dîner. Il ne venait pas. Quelqu’un alla le chercher. Il le trouva pâle et en larmes au pied d’un crucifix. « — Qu’avez-vous, mon Père? lui dit-il. — J’ai peur ! — Peur de quoi? — De ce succès. — » Lorsqu’une âme en est arrivée à ce degré de scrupule, il ne faut pas s’étonner si elle cherche à corriger par la pénitence des mouvemens intérieurs qui nous paraissent des faiblesses pardonnables, et la pénitence, surtout lorsqu’elle est ignorée, silencieuse, enfouie, mérite toujours le respect.

Celui qui était si dur envers lui-même était doux envers les autres. Il savait garder envers les âmes faibles les ménagemens dont elles avaient besoin et les conduire par des chemins qui ne