Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/858

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

crois que, même aujourd’hui, la scène ferait encore son effet.

Mais, encore une fois, Jerrold devait obéir au goût public qui lui donnait les plus fausses indications. Son plus grand succès fut sa plus mauvaise pièce : Blackeyed Susan, qu’on doit jouer encore, de loin en loin, dans quelques coins de province. Le héros est un marin qui traduit les idées les plus simples en style nautique ; l’héroïne est une femme du peuple qui exprime des sentimens célestes dans un style académique. Le succès prolongé d’une telle pièce montre la passion du bas public pour l’invraisemblable et l’absurde, ce qu’on pourrait appeler le grossier idéalisme des foules. Il est plus difficile d’expliquer comment Jerrold, qui avait le sens du vrai et qui avait servi sur mer, a pu écrire un drame maritime où il n’y a pas un mot de vérité, pas un trait de nature. Malgré tout, même dans Blackeyed Susan, on trouve cette fougue d’allure, cette verve emportée, ce « diable au corps » que nos pères prenaient volontiers pour de la passion.


III

A partir de 1830, la décadence littéraire et commerciale du théâtre anglais commence à se manifester et devient tous les jours plus évidente. Comme il arrive d’ordinaire, les contemporains ne comprennent pas le phénomène et l’attribuent à des causes accidentelles, entre autres, à la rivalité de Drury-Lane et de Covent-Garden, rivalité poussée jusqu’à l’absurde par certains directeurs. Ils se disputaient les pièces et les artistes par une série d’enchères et de surenchères qui les ruinaient. On crut mettre fin à ce dangereux dualisme en réunissant les deux maisons dans la même main ; mais l’entreprise se trouva trop lourde pour un seul homme et pour une même compagnie. Il fallut revenir à l’existence séparée. Un certain capitaine Polhill, qui voulut jouer au Mécène, perdit, en deux ans, 50 000 livres dans la direction de Drury-lane. Macready, à son tour, essaya sa chance ; il dirigea successivement les deux théâtres de 1838 à 1843.

Les théâtres privilégiés ne vivaient plus de leurs privilèges : ils en mouraient. Autour d’eux se fondaient des théâtres qui, parfois, réussissaient à attirer la foule par d’étranges moyens. Edmund Yales, dont le père était alors le directeur de l’Adelphi, nous a donné, dans ses mémoires, une idée des attractions en usage : un géant chinois, des danseuses hindoues, un cul-de-jatte qui personnifiait avec de grandes ailes une mouche monstrueuse et qui bondissait, au bout d’un fil, des dessous aux frises. Les théâtres privilégiés