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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/87

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avec l’espoir d’ouvrir les yeux, au réveil, sur un tout autre paysage.

Erreur! Je m’éveille, au grand jour, parmi des roches grises et des vallonnemens de terre nue, coupés de failles profondes qui sont des lits de torrens. L’air matinal est déjà chaud ; je baisse à moitié la vitre du compartiment : la petite mouche n’en profite pas, elle reste, elle a certainement une idée. Vers dix heures, nous touchons la frontière de Portugal, Valencia de Alcàntara. Deux jeunes femmes, debout sur le quai de la gare, appuyées nonchalamment aux montans d’une porte, sont vêtues d’étoffes éclatantes, de robes à rayures horizontales, rouges en bas, puis crème, puis vert d’eau, puis rouge cerise, puis couleur de paille mûre. Elles ont chacune un bébé sur les bras. La plus jeune n’a pas quinze ans. Des mouchoirs rouges cachent leurs cheveux, et, de teint, elles sont dorées, cuivrées : on dirait deux oranges mandarines qui auraient des yeux noirs.

Bientôt quelque chose de nouveau apparaît dans le paysage et l’égaie : le vert des feuilles caduques. Près des aloès et des cactus en ligne servant de clôture, voici des figuiers, des roseaux, des vignes. Un berceau de chèvrefeuille donne un air de paradis à la halte de Marvajo. La nature du sol s’est modifiée, et la physionomie des gens. Trois paysans chasseurs, en veste brune et bonnet de laine vert, la poire à poudre pendue au côté et longue comme un oliphant, offrent aux employés du train des perdreaux à trente-cinq sous la couple. Les horizons montueux se chargent de bois touffus, bas, môles de hautes herbes qui doivent être des remises merveilleuses. Des villages d’une blancheur d’Orient brillent çà et là comme des gemmes. Puis la terre s’aplanit ; nous franchissons le Tage, large neuve coupé de bancs de sable, limoneux, sillonné de barques aux formes de gondole, aux voiles pointues couleur d’ocre. Nous suivons la rive droite. Une des plus belles vallées du monde s’ouvre et va vers la mer : elle s’agrandit démesurément; elle est verte, elle est bleue, elle est bordée au loin par la lueur des eaux vives. La richesse de ses limons modèle puissamment ses futaies d’oliviers, met l’étincelle des sèves jeunes à la pointe des herbes, épaissit les cimes rondes des bosquets d’orangers. Des filles ramassent les olives, et rient au train qui passe. Une branche de lilas fleuri tremble à portée de la main : du coup la petite mouche verte et or a pris sa volée. Je ne m’étais pas trompé : c’était bien une Parisienne, une très fine mouche. Nous nous engageons sous un long tunnel, et, après sept minutes de ténèbres, nous revoyons la lumière en gare de Lisbonne.

Il est tard lorsque je sors au hasard dans la grande ville inconnue. La promenade de l’Avenida monte, plantée de deux