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une bouche mi-close et portait deux taches, noires comme des yeux. Chez celles qui n’étaient pas encore bien épanouies, les pétales supérieurs recouvraient un peu les taches, comme des paupières pâles sur des pupilles qui guigneraient de côté. Le frissonnement de toutes ces fleurs œillées et lippues avait une étrange expression animale, attractive, et indescriptible.

George pensa : « Comme Hippolyte sera heureuse ici ! Elle a un goût délicat et passionné pour toutes les beautés humbles de la terre. Je me rappelle ses petits cris d’admiration et de plaisir en découvrant une plante de forme ignorée, une fleur nouvelle, une feuille, une baie, un insecte bizarre, une ombre, un reflet. » Il se la représenta, élancée et agile, dans de gracieuses attitudes, parmi la verdure. Et une angoisse subite le bouleversa, l’angoisse de la reprendre, de la reconquérir toute, de se faire aimer d’elle immensément, de lui donner à chaque seconde une joie nouvelle. « Ses yeux seront toujours pleins de moi. Tous ses sens resteront fermés aux sensations qui ne lui viendraient pas de moi. Mes paroles lui sembleront plus délicieuses que tout autre son. » Tout à coup, le pouvoir de l’amour lui parut illimité. Sa vie interne prit une accélération vertigineuse.

En montant l’escalier de l’ermitage, il crut que son cœur se romprait sous le heurt de l’anxiété croissante. Arrivé à la loggia, il embrassa le paysage d’un regard enivré. Dans son agitation profonde, il crut sentir qu’en cette minute le soleil rayonnait vraiment au fond de son cœur.

La mer, émue d’un frisson égal et continu, reflétant le bonheur épars dans le ciel, semblait réfracter ce bonheur en myriades de sourires inextinguibles. À travers le cristal de l’air, tous les lointains se dessinaient nettement : la Pointe du Vaste, le mont Gargano, les îles Tremiti, à droite ; le Cap du More, la Nicchiola, le cap d’Ortone, à gauche. La blanche Ortone ressemblait à une ville asiatique de la côte de Palestine, toute en lignes parallèles, flamboyante et découpée dans l’azur sans les minarets. Cette chaîne de promontoires et de golfes en demi-lune suggérait l’image d’une rangée d’offrandes, parce que chaque anse présentait un trésor céréal. Les genêts étendaient leur manteau d’or sur toute la côte. De chaque buisson montait un nuage dense d’effluves, comme d’un encensoir. L’air respiré était aussi délicieux qu’une gorgée d’élixir.