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— Tiens ! goûte comme c’est bon !

Et elle lui tendit le morceau de pain sur lequel était imprimée la trace humide de la morsure ; et elle le lui poussa entre les lèvres, riant, lui donnant la contagion sensuelle de son hilarité.

— Tiens !

Il trouva la saveur délicieuse : il s’abandonna à cet enchantement fugitif, il se laissa envelopper par cette séduction qui lui semblait nouvelle. Un désir fou l’assaillit soudain d’étreindre la provocatrice, de l’enlever dans ses bras, de l’emporter à la course comme une proie. Son cœur se gonfla d’une aspiration confuse vers la force physique, vers la santé puissante, vers une vie de joie presque sauvage, vers l’amour simple et rude, vers la grande liberté primordiale. Il éprouva comme un besoin subit de lacérer la vieille dépouille qui l’oppressait, d’en sortir entièrement renouvelé, indemne de tous les maux dont il avait souffert, de toutes les difformités qui avaient gêné son essor. Il eut l’hallucinante vision d’une existence future qui serait la sienne et dans laquelle, affranchi de toute habitude funeste, de toute tyrannie étrangère, de toute erreur mauvaise, il regarderait les choses comme s’il les eût vues pour la première fois et aurait devant lui toute la face du Monde à découvert comme une face humaine. Était-il donc impossible que le miracle vînt de cette jeune femme qui, sur la table de pierre, sous le chêne protecteur, avait rompu le pain nouveau et l’avait partagé avec lui ? Ne pouvait-elle pas commencer réellement, à partir de ce jour, la Vie Nouvelle ?


Gabriel d’Annunzio.