Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/158

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

latin — et avec tout cela, je soupçonne qu’elle était femme, très femme. Elle pensa un instant à se convertir au catholicisme et à se faire sœur de charité ; mais si elle était catholique, au sens de Pusey, elle avait hérité de ses ascendans anglais une instinctive antipathie pour le papisme. Aussi, ne pouvant satisfaire son rêve, et se donner à Dieu même, elle voulut au moins, comme pis aller, épouser un de ses ministres. Elle voyait le prêtre entouré d’une auréole, vivant d’une vie extra-humaine dans son sacerdoce sublime, loin des banalités, en plein ciel bleu. Et voilà pourquoi elle prit pour mari le révérend Frank Besant, de l’Église anglicane. Elle a bien soin de nous dire qu’elle épousa l’office et non l’homme, qu’elle voulut approcher son âme des choses sacrées, et non sa chair : arrangez cela, si vous pouvez, avec ses jolies phrases sur ses sensations à l’aurore de sa féminité. Et pourtant, il y a un fait bien singulier. Quand, plus tard, cette femme indomptable eut rompu avec tout ce qu’elle ne croyait pas vrai ; quand elle fut entrée dans un parti qui contenait certainement des personnes respectables, mais aussi, comme tous les partis jeunes, un certain nombre d’autres qui se souciaient assez peu de ce qu’on appelle parfois les préjugés sociaux ; lorsqu’elle fut devenue le premier lieutenant et l’inséparable de M. Bradlaugh, son mari fit des efforts désespérés pour la convaincre d’adultère. En Angleterre, c’est une conviction qui rapporte. Ce fut alors, entre lui, M. Bradlaugh et Mme Besant une lutte singulière et tragi-comique. Housemaids délurées, garçons d’hôtel astucieux, cochers de fiacre à l’œil aigu, détectives psychologues, il mit tout en œuvre, et perdit son temps. Jamais M. Bradlaugh ne vit son amie qu’en présence de témoins ; il laissait même, quand il allait chez elle, la porte de la rue ouverte. L’opinion publique, qui s’était intéressée à ces péripéties, finit en général par accorder à Mme Besant un brevet de vertu. La vérité, qui transparaît dans ses mémoires, et qui peut-être éclaire le reste de sa vie, est que, née pour aimer, et pour être aimée, elle fut initiée à l’amour d’une façon qui la remplit d’une horreur dont jamais depuis elle ne s’est défaite. Cette horreur lui a inspiré des aveux peu déguisés sur ses relations avec son mari, et, plus tard, toute une doctrine de surhumaine pureté. On est porté à croire, d’après le portrait qu’elle a tracé de lui, que le révérend Frank Besant n’était pas un homme aimable : brandissant des certificats médicaux, elle l’accuse de brutalité. Peut-être au fond n’était-ce qu’un pauvre homme maladroit ; en tous cas, dès le lendemain de leur mariage, un abîme les sépara. L’homme qu’elle avait pris pour époux lui inspirait une insurmontable répugnance ; elle n’eut pour ses devoirs de maîtresse de maison qu’une condescendance dédaigneuse. Et puis,