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comme on vote une loi sur les caisses d’épargne ou les droits de douane.

M. Wille estime que cette révolution décrétée en séance de parlement demeurera sans effets si au préalable les esprits n’ont été affranchis de leurs préjugés et de leurs misères, guéris des graves maladies qu’ils ont contractées durant des siècles de servitude. Il dit aux violens : « A quoi bon casser des têtes ? Occupons-nous de raccommoder les cerveaux détraqués et de rendre un peu de vigueur aux cerveaux infirmes. » Il dit aux socialistes parlementaires : « Que sert de décréter la révolution, tant que les hommes seront indignes du bonheur que vous leur promettez et incapables d’en jouir ? » Il dit à tout le monde : « Vous vous méprenez sur les vrais besoins des classes opprimées. Procurez-leur de bons livres, appliquez-vous à les instruire, employez la poésie, la musique, la peinture à ennoblir leurs pensées ; créez des sociétés pédagogiques, des associations de libres penseurs, des clubs de discussion, des théâtres libres, des bibliothèques populaires. Avant d’en venir au fait, transformons les esprits, révolutionnons les intelligences. » Il a prêché d’exemple. Il a fondé à Berlin deux théâtres libres et populaires, et il a souvent distribué le pain de la parole ; orateur et écrivain, il a fait avec succès des conférences publiques et composé des livres instructifs, dont le plus important est intitulé : Philosophie de la délivrance[1].

Ce n’est pas seulement dans les questions de méthode révolutionnaire que M. Bruno Wille est en dissentiment avec les chefs de son parti. Aussi désireux qu’ils peuvent l’être d’abolir la propriété personnelle et les privilèges des classes possédantes, la société de ses rêves ne laisse pas de différer beaucoup de celle qu’ils nous promettent. Il reproche à la démocratie sociale son caractère autoritaire. Loin de songer à supprimer l’État, elle entend le conserver précieusement pour le mettre au service de la révolution, et si on la laissait faire, elle imposerait à la société le joug d’une tyrannie plus pesante encore, plus tracassière que celle qu’elle veut détruire. Est-ce la peine de changer ce qui est, pour nous assujettir aux fantaisies, aux ingérences indiscrètes d’une administration omnipotente et omnisciente, plus curieuse de nos affaires que ne le sont les rois et les empereurs ? De quelque nom qu’ils s’appellent, tous les gouvernemens se ressemblent ; on verrait bientôt reparaître tous les abus, les injustices, les corruptions du temps présent, et comme leurs devanciers, les nouveaux gouvernans, sous couleur de travailler au bien public, travailleraient avant tout à leur bien particulier. Quelque estime qu’il puisse avoir pour MM. Bebel et Liebknecht, le docteur Wille ne croit pas à leur absolu désintéressement, il ne saurait admettre qu’il y ait à Berlin ni ailleurs ni nulle part « des altruistes angéliques. »

  1. Philosophie der Befreiung durch das reine Mittel, von Dr Bruno Wille ; Berlin, 1894.