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les vieilles idoles sans leur substituer de nouveaux et jeunes fétiches : les chirurgiens qui nous opèrent d’un abcès, il en fait lui-même la remarque, ne se croient pas tenus de nous en fournir l’équivalent. Grâce à lui, un jour ou l’autre, tous les hommes seront dignes de vivre dans une société sans gouvernement, sans pouvoir coercitif, sans parlement, sans législateurs, sans magistrats, sans code pénal ; où les lois seront remplacées par des conventions librement discutées, les juges par des arbitres bénévoles, la police par des agences particulières, les pénalités par des châtimens moraux, tels que la mise à l’index, à l’interdit.

Ici nous entrons dans le pays des mystères. M. Wille a été vraiment trop avare de ses explications, et ses lecteurs se plaindront peut-être qu’il ne se soit guère mis en peine de répondre à leurs questions et de lever leurs doutes. Il affirme que sans qu’il soit besoin de recourir à aucune sanction pénale ou rémunératoire, les contrats libres seront plus fidèlement observés que les lois ; la bonne foi, nous dit-il, est l’âme du crédit, et la vie sociale est impossible à tout homme qui a perdu la faculté de se faire croire. Eh ! bon Dieu, on se serait dégoûté depuis longtemps du métier de fripon s’il était vrai que les trompeurs démasqués dussent renoncer à faire des dupes, ou que la honte fût un fardeau si lourd à porter ! Je ne vois pourtant pas que les fripons soient de ces saints qu’on ne fête plus. M. Wille affirme que les agences particulières s’entendront mieux que la police à faire rendre gorge aux voleurs et à faire rentrer les volés dans leur bien. Je veux le croire ; mais il ne nous dit pas comment s’y prendra un plaignant, pour avoir raison du criminel qui aura attenté à sa vie ou tué son fils ou sa fille. Les agences se chargeront-elles d’assassiner l’assassin, ou la partie lésée en sera-t-elle réduite à se faire justice à elle-même ? Il affirme que la mise à l’interdit remplacera avec avantage toutes les pénalités. Est-il absolument certain que cette peine morale sera toujours efficace et ne sera jamais inique, que les grandes associations propriétaires du sol n’en useront jamais pour mater un homme qui les incommode ou qui refuse de se mettre à leur discrétion ? Il est si aisé de donner un air de justice à des procédés iniques ! M. Wille ne le sait que trop ; la rédaction du Vorwärts a prohibé deux de ses livres, et il paraît avoir ressenti très vivement cette injure.

Je n’insiste pas ; il me répondrait que tant valent les institutions, tant vaut l’homme ; qu’elles sont responsables de ses vices ; que toutes les servitudes ayant été abolies, les méchans, les menteurs, les voleurs, les meurtriers seront infiniment rares ; que le peu qu’il en restera se laissera prendre par la douceur. « Hélas ! les sociétés changent, disait Cavour, mais ce coquin d’homme sera toujours le même. » Cavour était aveuglé par ses préventions ; dans la société nouvelle il n’y aura plus de coquins, plus d’instincts pervers, plus de passions furieuses.