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cette alliance existait. Ils reprochaient au ministère de lui faire trop de sacrifices préalables, et sans doute gratuits. Par un retour à de vieilles habitudes, ils s’apitoyaient avec tendresse sur le sort de peuples très intéressans, comme le Japon, et perdaient de vue les intérêts français dans la contemplation trop exclusive et le souci des intérêts japonais. Il était temps, pour arrêter cette campagne encore à ses débuts, de fixer les esprits, soit au dehors, soit au dedans, sur des faits positifs. On l’a compris à Paris, on s’en est également rendu compte à Saint-Pétersbourg. Et voilà pourquoi nos navires et ceux de la Russie sont arrivés ensemble dans les eaux de Kiel.

Le but que se proposaient les deux gouvernemens a été atteint du même coup. L’Europe ne se méprend plus aujourd’hui sur le caractère de notre entente avec le grand empire de l’Est : elle sait qu’il y a entre celui-ci et nous un peu plus et autre chose que ce qu’on appelle de bons rapports. En France, le patriotisme le plus ombrageux s’est rassuré sur les dangers que pouvait faire courir à notre dignité l’envoi à Kiel de quelques-uns de nos navires. On se plaît même à croire, et non sans motif, que l’arrivée en commun de l’escadre russe et de la nôtre a dû produire quelque effet. Nous sommes restés à Kiel aussi longtemps que se sont prolongées les manœuvres nautiques et les cérémonies qui s’y rattachaient. Quant aux fêtes proprement dites, qui sont venues ensuite, un deuil national ne nous permettait pas d’y assister : nos navires sont partis à la veille de l’anniversaire de la mort violente du président Carnot. Ce deuil, qui nous a été si sensible, n’est pas le seul qui pèse sur la patrie. Tout a été préparé et conduit de manière que toutes les convenances nationales et internationales fussent également ménagées. Nous avons rempli nos devoirs envers l’Europe et envers nous-mêmes, et cet incident de Kiel a tourné de telle manière que les esprits les plus chagrins ne peuvent pas contester à notre gouvernement le mérite, au moins, de la difficulté vaincue.

En Angleterre, le ministère Rosebery est tombé ; il a été remplacé par un ministère Salisbury. Ce grave événement était prévu depuis déjà quelques mois : toute la question était de savoir à quel moment et de quelle manière il se produirait. À ce double point de vue, il y a eu surprise, mais surprise légère, car le moment n’avait déjà plus qu’une importance secondaire et l’occasion n’en avait jamais eu. On a dit que lord Salisbury avait hésité à prendre le pouvoir : le budget n’était pas encore voté et le gouvernement démissionnaire, qui conserve dans la Chambre des communes une majorité de quelques voix, refusait de prendre un engagement à ce sujet. Le refus de lord Rosebery ou de sir William Harcourt, tout aussi bien que l’hésitation de lord Salisbury, ne pouvaient être qu’une tactique provisoire : on n’a pas tardé à se mettre d’accord. Les conservateurs n’étaient pas pressés de revenir