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obstacle à briser. Nous ne parlons pas des autres réformes entreprises sous son ministère, notamment des réformes financières si audacieusement conduites par sir William Harcourt : elles étaient sans doute de nature à troubler bien des habitudes et bien des intérêts, mais les forces du parti libéral pouvaient y suffire. Ce parti, par les secousses successives que M. Gladstone lui avait imprimées, par l’ébranlement qui en était résulté, par les disjonctions qui s’y étaient produites, par les élémens nouveaux qui s’y étaient introduits, par les alliances qu’il avait dû conclure et par les malheurs arrivés à quelques-uns de ses amis ou de ses alliés, avait singulièrement perdu de sa vitalité. Il y suppléait par celle de M. Gladstone, qui tenait du prodige. Mais le grand vieillard une fois disparu, il était facile de prévoir que son héritage écraserait ses successeurs. D’autant plus qu’il n’était pas permis de l’accepter sous bénéfice d’inventaire, de s’en approprier telle partie et d’en rejeter telle autre, car M. Gladstone restait très attentif à tout dans sa retraite. Sa mauvaise humeur était si redoutable à ses amis qu’il a suffi d’en répandre le bruit quelques jours avant la chute de lord Rosebery pour porter à celui-ci le coup qui la achevé. Le bruit n’était pas fondé : qu’importe ? l’effet a montré le peu de solidité du ministère. M. Gladstone, qui était à Kiel ou à Hambourg, a envoyé un démenti par télégramme ; il est même revenu à Londres ; mais, à son arrivée, il a trouvé lord Rosebery par terre, et il n’a pu que dîner avec lui : témoignage posthume d’une sympathie désormais inutile.

Il faut bien dire aussi, avec tous les ménagemens qui sont dus à un homme renversé, que lord Rosebery a été loin de réaliser les espérances qu’on avait mises en lui. A la vérité, elles étaient très grandes. Jamais homme politique n’a eu des débuts plus brillans : tout lui réussissait et il semblait qu’une fée bienveillante se fût penchée sur son berceau. Le charme a opéré jusqu’au moment précis où lord Rosebery est devenu premier ministre : son efficacité s’est dissipée du même coup. Lord Rosebery n’était pas au pouvoir depuis trois semaines que le désenchantement était partout. Les libéraux ressentaient déjà les anxiétés les plus vives. Ils avaient l’impression que, sous l’abondance et même sous l’âpreté un peu hautaine de ses paroles, leur chef hésitait, tâtonnait, et manquait déjà de la première condition pour inspirer confiance, à savoir la confiance en soi. Ils n’ont pas tardé à se demander si le choix qu’ils avaient fait était le meilleur possible. Lord Rosebery n’avait aucune influence sur la Chambre des lords à laquelle il avait jeté une sorte de provocation, en jurant de réduire ses résistances et de lui retirer l’exercice de ses attributions essentielles. Le pays, auquel il avait annoncé l’intention de faire appel, se montrait froid, indifférent, réfractaire. Quant au leader de la Chambre des communes, sir William Harcourt, on assure qu’il avait eu des prétentions personnelles à la direction du parti, et qu’il ne s’est jamais consolé de