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lentement, avec une attention extrême, elle serra les pièces de monnaie sous des nœuds multipliés.

— Je suis lasse, dit Hippolyte. Asseyons-nous ici un instant. Ils s’assirent. George s’aperçut alors que l’endroit était voisin du champ de genêts où, dans la matinée de mai, les cinq vierges avaient fait la récolte de fleurs pour joncher le chemin de la Belle Romaine. Déjà cette matinée lui semblait très loin, perdue dans un brouillard de rêve. Il dit :

— Vois-tu là-bas ces buissons qui n’ont presque plus de fleurs ? Eh bien ! c’est là que nous avons rempli les corbeilles pour fleurir ton chemin, lorsque tu es arrivée… Oh ! quel jour ! Te rappelles-tu ?

Elle sourit, et, dans un élan de subite tendresse, elle lui prit une main et, la gardant pressée dans les siennes, elle appuya sa joue sur l’épaule de l’aimé, se plongea dans la douceur de ce souvenir, de cette solitude, de cette paix, de cette poésie.

De temps à autre un souffle traversait les cimes des chênes, et en bas, plus loin, dans le gris des oliviers, passait de temps à autre une onde claire d’argent. La Muette s’éloignait à petits pas derrière les brebis paissantes, et elle semblait laisser sur ses traces quelque chose de fantastique, comme un reflet des légendes où les fées maléfiques se transforment en crapauds au détour des sentiers.

— Maintenant n’es-tu pas heureux ? murmura Hippolyte.

George pensait : « Déjà quinze jours, et rien en moi n’est changé. Toujours la même anxiété, la même inquiétude, le même mécontentement ! Nous sommes à peine au début, et je prévois déjà la fin. Comment faire pour jouir de l’heure qui passe ? » Certaines phrases d’une lettre d’Hippolyte lui revinrent à la mémoire : — « Oh, quand pourrai-je rester près de toi toutes les heures de la journée ? Quand pourrai-je vivre de ta vie ? Tu me verras une autre femme… Je te dirai toutes mes pensées, et tu me diras toutes les tiennes. Je serai ta maîtresse, ton amie, ta sœur ; et, si tu m’en crois digne, je serai aussi ta conseillère… De moi, tu ne devras recevoir que douceur et repos… Ce sera une vie d’amour telle qu’on n’en a jamais vu… »

Il pensait : « Depuis quinze jours, toute notre vie se compose de petits incidens matériels pareils à ceux d’aujourd’hui. C’est vrai : j’ai déjà vu en elle une autre femme ! Elle commence à changer, même d’aspect. Il est incroyable combien elle absorbe rapidement la santé. On dirait que chaque aspiration lui profite, que chaque fruit se convertit pour elle en sang, que la bonté de l’air la pénètre par tous les pores. Elle était faite pour cette existence