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où l’espérance de la nuit pacificatrice commençait à répandre une sorte de calme extatique. C’était un renouveau d’aspiration vers les sources de la vie, vers les Origines. C’était peut-être le dernier tressaillement de sa jeunesse atteinte dans l’essence de son énergie substantielle, le suprême halètement vers la reconquête d’un bien perdu désormais pour toujours.

Le temps de la moisson tirait à sa fin. En passant le long des champs moissonnés, il entrevoyait de beaux usages qui semblaient des rites d’une liturgie géorgique. Un jour, il s’arrêta près d’un champ déjà dépouillé, où les moissonneurs venaient de construire la dernière meule, et il fut témoin de la cérémonie.

Sur les choses fatiguées par l’ardeur diurne planait l’heure limpide et douce qui allait recueillir dans sa sphère de cristal les cendres impalpables du jour consumé. Le champ se dessinait en parallélogramme sur un plateau ceint d’oliviers gigantesques qui laissaient paraître entre leurs rameaux la bande bleue de l’Adriatique, mystérieuse comme le vélum entrevu dans le temple derrière les palmes d’argent. Les hautes meules se dressaient à intervalles égaux, en forme de cônes, massives et opulentes d’une richesse entassée par les bras des hommes, célébrée par le chant des femmes. Au centre du champ, la troupe des moissonneurs faisait cercle autour de son chef, après le travail accompli. C’étaient des hommes trapus, brûlés, vêtus de lin. Aux bras, aux jambes, aux pieds nus, ils portaient les déformations que la longue et lente endurance des labeurs imprime sur les membres qui travaillent. Dans le poing de chaque homme luisait la faux, courbe et mince comme la lune en son premier quartier. De temps à autre, avec un geste simple de la main libre, ils essuyaient la sueur de leur front et en aspergeaient le sol où brillait la paille sous les rayons obliques du couchant.

À son tour, le chef fit ce même geste ; puis, levant la main comme pour bénir, il s’écria, dans son idiome sonore, riche de rythmes et d’assonances :

— Quittons le champ, au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit !

En chœur, les hommes de la faux répondirent avec un grand cri ;

— Amen !

Le chef reprit :

— Béni soit notre maître, et bénie notre maîtresse !

Les hommes répondirent :

— Amen !

Et le chef, d’une voix qui par degrés se renforçait et s’enflammait :