ministre, ne lui arrachèrent qu’une boutade : « Je veux me faire chanteur de foire, se serait-il écrié un jour, en présence d’ailleurs d’un seul de ses amis[1], et mettre notre malheur en chansons. Je m’en irai dans tous les villages et dans toutes les écoles où le nom de Gœthe est connu. Je chanterai la honte des Allemands, et les enfans apprendront par cœur mes chants, jusqu’à ce qu’ils deviennent des hommes et replacent mon maître sur son trône. » S’il prononça jamais ces paroles, — ce dont il est permis de douter, — ce fut tout son apport à la cause nationale. Du reste, au lieu d’exécuter ce projet, il composait, en ces troubles années, ses « poésies de société », qui ne sont point parmi celles qui l’honorent le plus : « Ici nous sommes assemblés pour une action louable, chers frères : Ergo bibamus ! Les verres tintent, les causeries cessent : avec courage ergo bibamus ! C’est toujours là une vieille et bonne parole. Cela convient d’abord et convient sans cesse, et un écho retentit de la joyeuse salle, un magnifique Ergo bibamus ! » Voilà qui ne ressemble ni à la Chanson de l’épée ni aux Sonnets cuirassés. En réalité, Goethe était tout rempli de sympathie pour la culture française et d’admiration pour Napoléon. Il saluait en lui « la plus haute apparition qui fût possible dans l’histoire. » « Quand on entend décrire avec naïveté cet empereur et son entourage, écrivait-il à son ami Knebel, ou voit bien qu’il n’y a jamais rien eu et qu’il n’y aura peut-être jamais rien de pareil[2]. » Les grands hommes sont faits pour s’entendre : Napoléon l’avait loué ; il lui rendait son éloge, sans songer au prix que cette grandeur coûtait à son pays. Plus tard, il a éprouvé le besoin de se défendre de cette indifférence, qui lui a été souvent reprochée : « Comment aurais-je pu prendre les armes sans haine, a-t-il dit, et comment haïr sans jeunesse !… Ecrire des chants de guerre et rester en chambre, voilà ce que j’aurais pu faire. Au bivouac, où l’on entend hennir les chevaux des avant-postes ennemis, je me serais laissé entraîner. Mais ce n’était là ni ma vie ni mon affaire : c’était celle de Théodore Körner… A lui, ses chants de guerre lui vont très bien. A moi, qui ne suis pas une nature guerrière et n’ai point le sens belliqueux, ils n’auraient été qu’un masque mal adapté à mon visage… » A vrai dire, et n’était pas seulement le « sens belliqueux » qui lui manquait, c’était toute espèce de patriotisme. Le mot même, à ce qu’il semble, lui était étranger. Il n’éveillait en lui d’autre idée que celle d’une bonne compagnie d’esprits sympathiques : « Toutes ces excellentes
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