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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/366

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pourrons-nous expliquer le fait sans avoir recours aux étoiles. Tom Taylor, au lendemain d’une nouvelle victoire, écrivait à la jeune directrice : « L’an leur et le théâtre, les acteurs et les rôles semblent faits les uns pour les autres. » C’était vrai, et on peut ajouter que le public et le moment étaient aussi en harmonie avec l’esprit des pièces et le talent des artistes. Tout arrivait à point, et c’est ce qu’on appelle la chance.

Robertson sut collaborer avec sa chance. Il jouait mal, mais il lisait à merveille : ceux qui ont pu comparer de près ces deux arts si différens ne verront pas dans le fait une contradiction. Jouer, c’est faire voir et faire sentir ; lire, c’est faire comprendre. « Quand on entendait Robertson lire au foyer une de ses comédies, nous dit Clément Scott, on l’avait comprise dans tous ses détails. » Sous l’influence de ce débit pénétrant, les artistes riaient et pleuraient ; ils étaient le premier public de la pièce. L’auteur connaissait leurs faiblesses et leurs dons, parfois mieux qu’eux-mêmes ; il savait aussi tirer parti, pour l’art et pour sa propre réputation, de la situation toute particulière de cette jeune troupe qui formait une sorte de famille, que des ambitions, des intérêts, des affections tenaient étroitement unie. Une pièce, jusque-là, c’était un acteur étoile planté devant la rampe, prenant des temps et prolongeant ses effets ; derrière lui, une douzaine de comparses bredouillant des bouts de rôles et parlant au des de l’artiste célèbre. Pour la première fois, le Prince of Wales offrit un ensemble, que préparaient des répétitions minutieuses et que perfectionnait la pratique de chaque soir.

Dans Ours, John Hare, qui jouait le prince Perofsky, n’avait à son avoir qu’une douzaine de phrases : des complimens fades et compassés. Il en tira un type de grand seigneur slave, avec un grondement de passion contenue sous une parfaite politesse. C’était une énigme inquiétante qui ajoutait à l’émotion. Cette énigme n’avait point de solution au dénouement, mais tel était le tact de l’acteur que nul ne s’en avisa. Lutin Robertson lui donna un véritable rôle dans Caste, celui de Sam Gerridge, et j’estime que l’écrivain et l’artiste contribuèrent chacun pour moitié à ce caractère. Il en est de même pour le capitaine Hawtree, créé par Bancroft dans Caste. Jamais peut-être ce grand mot de « création » que les journaux jettent à la tête des plus petits cabotins ne sera mieux placé qu’ici. L’homme du monde, avant Sothern, sur la scène anglaise, était représenté par une espèce de pantin qui s’approchait des femmes en sautillant sur la pointe de ses bottes et les lorgnait sous le nez. Le type avait changé de costume et n’avait pas changé de langage depuis le « macaroni », qui date de 1770. Le dandy de 1840 n’était pas encore arrivé sur la scène