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jetait trois mots l’un auprès de l’autre : un nom, une profession, une passion dominante, telle que l’amour, l’ambition, l’argent, l’orgueil. Avec ces trois mots, il croyait tenir tout l’homme primitif et conventionnel, l’homme tel que la nature l’a fait, tel que la société l’a refait ou défait. Psychologie très élémentaire, mais saine, qu’il enrichissait, fécondait, particularisait avec les fleurs de sa fantaisie et les fruits de son observation. J’ai donné quelques aperçus de la première : il me reste à faire connaître la seconde et à justifier ce titre de demi-réaliste que je lui ai donné.

Réaliste, il ne demandait qu’à l’être et à reproduire ce qu’il avait vu. Il ignorait la femme du grand monde, on comprend pourquoi. Lorsqu’il lui fallait la peindre, il était obligé de la copier de seconde main et d’après d’assez méchans modèles. Sa lady Ptarmigant est une bourgeoise fieffée ; sa marquise de Saint-Maur, qui apprend par cœur des morceaux de Froissart et fait un cours d’histoire à son fils, est une chimère ou une espèce disparue. On a vu, au contraire, combien est réel le capitaine Hawtree : Robertson avait pu le rencontrer dans les clubs où il fréquentait. Dans School, il a placé un pion niais et féroce qui était, semble-t-il, une réminiscence de son équipée de jeunesse en Hollande. Sa rancune n’étant pas éteinte après vingt années, il n’a pu résister au plaisir un peu brutal d’infliger, au dénouement, une correction manuelle à son ancien ennemi. Il interrogeait son petit garçon en se promenant avec lui dans Belsize Park : « Tommy, que répondrais-tu à telle question ? Que ferais-tu si tu voulais faire enrager ton maître ? » L’enfant, suivant la qualité de sa réponse, recevait six pence ou deux shillings.

Les soldats, les gens de théâtre, le bohème artistique et littéraire sont peints tels qu’ils sont, légèrement embellis. Dans Caste nous avons le peuple en double exemplaire, le bon et le mauvais peuple, dans la personne d’Eccles et de Sam Gerridge.

« Travaille, mon garçon, dit Eccles à son futur gendre : il n’y a rien qui vaille cela… quand on est jeune. Quant à moi, je ne travaille ; plus autant depuis quelques années (il se fait nourrir par ses filles et n’a pas touché un outil depuis vingt ans), mais j’aime à voir travailler les jeunes gens. Cela me fait du bien, et à eux aussi. » Il déclame contre les hautes classes ; mais quand une marquise passe son seuil, il s’aplatit devant elle et la reconduit à sa voiture, pour se redresser, insolent et venimeux, dès qu’elle est loin. Lorsqu’il sort pour aller boire au public-house, il a « un rendez-vous d’affaires », un « ami qui l’attend au coin de la rue ». Tout à la pose et à l’effet, il a des grands mots pour les plus petites choses et la larme à l’œil dans les momens voulus. Il est frotté de quelques gouttes de littérature et cite le Roi Lear en