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famille, le cœur de la vie anglaise, telle que l’avait faite la combinaison de l’esprit puritain et de l’utilitarisme bourgeois.

Le nom des Bancroft demeura brillamment associé avec ce mouvement tant qu’il dura. Lorsqu’ils sentaient faiblir la vogue de leur auteur favori, ils appelaient Sardou à leur aide. En 1880, le Prince of Wales étant devenu trop petit pour eux, ils émigrèrent au Haymarket que M. Bancroft fit reconstruire, tel que nous le voyons, sur un plan nouveau. En voici les traits principaux : plus de manteau d’arlequin, l’orchestre invisible, la scène encadrée d’un cadre d’or comme un tableau, enfui, la suppression du parterre. Ce dernier trait est caractéristique. Le parterre après avoir autrefois occupé tout le plancher de la salle avait été peu à peu refoulé et, finalement, acculé à la muraille du fond, dans un trou sans air, sous le balcon. Le supprimer tout à fait était moins un coup d’autorité qu’un acte de franchise. On a dit que M. Bancroft s’était trop souvenu qu’il était un gentleman et qu’il avait voulu réserver son théâtre à une élite : Satis est equitem mihi plaudere. Et quand cela serait ? Cet homme très intelligent suivait, dans son ascension vers la fortune et vers les jouissances supérieures qui l’accompagnent, la génération démocratique dont il était. C’est ainsi qu’il avait porté le prix de ses stalles de 6 à 7 shillings, puis à 10 shillings six pence. Le public, apparemment, pouvait payer, puisque les stalles furent toujours pleines.

Il faut ajouter que, sous la direction Bancroft, les salaires montèrent dans une proportion très supérieure à celle du prix des places. La rémunération hebdomadaire du même acteur, jouant le même rôle, passa en quelques années de dix-huit livres à soixante et celle d’un de ses camarades, dans le même cas, de neuf livres à cinquante. Mrs Stirling avait créé au Prince of Wales le rôle de la marquise dans Caste, et, pour reprendre le rôle au Haymarket, reçut sept fois plus qu’à la création. Douglas Jerrold disait à Charles Matthews : « Je ne désespère pas de vous voir, avec un bon parapluie de coton sous le bras, porter vos économies à la Banque. » Bien des années après, Matthews, présidant le banquet du Theatrical Fund, rappelait en riant ce mot et il ajoutait : « La première partie du vœu de Jerrold est accomplie : j’ai acheté le parapluie. » Grâce aux Bancroft et aux directeurs qui sont venus après eux, la Banque a reçu les économies de bien des artistes qui autrefois se seraient contentés du pain quotidien.

M. et Mrs Bancroft voyaient approcher la fin du privilège qui leur assurait l’exploitation des œuvres de Robertson ; ils sentaient en même temps que la veine s’épuisait et que la nouvelle génération aurait d’autres exigences. Habiles et prudens jusqu’au bout, ils voulurent se retirer en plein succès, et, sinon en pleine