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jouer à Weimar sa tragédie de Wanda : « Cela m’étonne beaucoup, vieux païen que je suis, écrivait-il alors à Jacobi, de voir la croix plantée sur mon propre terrain et d’entendre piocher le sang et les blessures du Christ sans que cela me déplaise tout à fait. » Mais « cela » ne devait pas tarder à lui déplaire ; à mesure que le romantisme se dessine, il le juge avec plus de sévérité : « Il y a une demi-douzaine de jeunes talens qui me désespèrent, écrit-il à Zelter, car, avec des dons naturels extraordinaires, ils arrivent difficilement à faire quelque chose qui me satisfasse. Werner, Œlenschlæger, Arnim, Brentano et d’autres travaillent et produisent beaucoup, mais tout demeure sans forme et sans caractère. Personne ne veut comprendre que la plus haute et la seule opération de la nature et de l’art est celle qui consiste à donner la forme (die Gestaltung),… et qu’il n’y a point d’art à laisser son talent agir au hasard, selon ses commodités personnelles… » Dans sa vieillesse, il se montrait plus sévère encore pour ce mouvement, qui d’ailleurs, on le sait, n’avait pas tenu toutes ses promesses. Il en attribuait l’origine à ses discussions littéraires avec Schiller, et le jugeait sommairement en ces termes : « Je nomme le genre classique le genre sain et le genre romantique le genre malade. Ainsi, les Nibelungen sont classiques comme Homère, parce que tous deux sont sains, solides. La plupart des modernes sont romantiques, non pas parce qu’ils sont récens, mais parce qu’ils sont faibles, maladifs, malades ; l’antique n’est pas classique parce qu’il est antique, mais parce qu’il est vigoureux, frais, serein et sain. Si nous distinguons le classique et le romantique d’après ces caractères, nous y verrons bientôt clair. » On reconnaîtra que c’est en tout cas simplifier la question ; et peut-être s’étonnera-t-on une fois de plus de la quantité de choses que n’a pas comprises cet homme qui jouit encore de la réputation d’avoir tout compris.

Que Gœthe ait eu la sensation de cet isolement qui entourait sa grandeur incontestée, on n’en saurait douter. Et il l’eut d’une façon très directe : lui qui, pendant de longues années, depuis l’époque lointaine de ses débuts, ne connaissait que le succès, il eut à subir coup sur coup deux échecs. Ce fut d’abord celui des Affinités électives, que la critique accueillit assez mal. Sans doute, ce roman eut ses enthousiastes ; mais il déplut à Wieland, qui, depuis la mort de Schiller, était après Gœthe la plus haute personnalité littéraire de l’Allemagne. Quelques-uns l’attaquèrent avec une extrême violence, en lui opposant les œuvres d’autrefois : « O divin Sophocle ! — peut-on lire dans un journal estimé, — ô saints Shakspeare, Richardson, Rousseau, et vous tous qui avez