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le cœur est une table rase, dont l’esprit est un instrument neuf, mais admirable et parfait. Pour exprimer ses sensations vierges, elle possède toutes les ressources de l’intelligence et de la parole. Ce que nous nous assimilons par vingt ou trente années de pénible apprentissage, elle l’apprend d’un seul coup, et il semble qu’elle juge d’autant mieux la vie que la vie s’offre à elle en un seul tableau, brusquement dévoilé.

Le Pygmalion de M. Gilbert est marié à une femme qu’il aime et qui lui sert de modèle. Il n’est pas amoureux de sa statue. Il est, — et ici l’auteur a été plus Grec que les Grecs eux-mêmes — jaloux de la puissance des dieux qui, seuls, peuvent créer la vie. Lui, il ne peut mettre au monde qu’une forme inanimée. Un vulgaire meurtrier crée la mort mieux que lui. Ce n’est pas Vénus qui anime Galatée pour satisfaire à une vulgaire concupiscence ; c’est Diane, à laquelle il a enlevé Cynisca sa prêtresse, et qui se venge, en même temps qu’elle châtie l’orgueil des fils de Prométhée, par un don cruel. Aussi le sentiment de Pygmalion, à l’aspect de la statue vivante, n’est-il pas l’enthousiasme, mais la stupeur, une sorte de terreur religieuse, à laquelle se mêle l’attendrissement sacré d’une haute et intellectuelle paternité. C’est le passage graduel de ce sentiment à l’amour qui fait la progression et, j’ajouterai, la beauté de la scène. On devine la première question de Galatée : « Qui suis-je ? — Une femme. — Et toi, es-tu une femme aussi ? — Non, je suis un homme. — Qu’est-ce donc qu’un homme ?… » À ce mot le parterre éclatait d’un gros rire qui devait déchirer les oreilles de l’artiste. Combien peu de ceux qui avaient ri étaient capables de savourer la réponse de Pygmalion !

« L’homme a reçu la force, — pour veiller sur la femme et la protéger contre — tous les maux que l’énergie et le courage peuvent dompter. — Il s’efforce et travaille pour qu’elle se repose ; — souffre et pleure pour qu’elle rie ; — combat et meurt pour qu’elle vive. »

Galatée apprend les droits qu’une autre femme s’arroge sur Pygmalion, les mille entraves dont les hommes se plaisent à limiter leur chétive liberté et à diminuer leurs éphémères jouissances. Le soir vient et, avec la nuit, le sommeil. Elle a cru redevenir pierre ; puis elle a rêvé ; puis elle a revu la lumière. Mais est-ce la vie qui est le rêve ou le rêve qui est la vie ? Elle demande l’explication de ces choses extraordinaires à Myrine, la sœur de Pygmalion. Myrine répond : « Cette mort nous prend chaque soir, et ainsi jusqu’au jour où tous ceux qui sont sur la terre s’endormiront pour ne plus s’éveiller. — Pour ne plus s’éveiller ? — Oui, reprend gravement Pygmalion, le temps viendra… dans