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Lord-Chancelier, qui a eu un enfant d’une fée, venir, à minuit, devant Westminster, avec ses collègues du comité judiciaire de la Chambre des lords, vêtus d’écarlate et d’hermine, chanter et danser un arrêt avec tous ses « attendus » et ses « considérans », pendant que le cadran lumineux de Big Ben éclaire le fond de la scène et qu’un grenadier monte sa faction devant Whitehall. Dans les Pirates of Penzance et dans Pinafore, l’humanité semble marcher sur la tête ; tout est à rebours ; la gaîté consiste à faire faire ou dire aux gens exactement le contraire de ce qu’on attend d’eux, d’après leur caractère et leur profession. Voici le sujet des Pirates de Penzance. La bonne de Frédéric était chargée de le mettre en apprentissage chez un pilote, mais elle a mal entendu et l’a conduit chez un pirate. Le jeune homme a exécuté jusqu’au bout son contrat d’apprentissage, qui le liait pour un certain nombre d’années. Ce devoir accompli, il lui reste à remplir son devoir social en travaillant à l’extermination de ses anciens compagnons. Il s’y applique avec ardeur lorsque ; le chef des pirates lui fait observer qu’aux termes de son contrat (Indenture), il n’est libre qu’après le retour de son jour de naissance un certain nombre de fois déterminé. Or, Frédéric est né le 29 février, une année bissextile. Il a donc de longues années à servir encore chez les pirates. La passion de la légalité chez un homme qui est hors la loi : tel est le sujet mis en œuvre avec une sorte d’acharnement méthodique qui ne néglige aucune des faces de la question et qui étudie les caractères comme des dossiers. Y a-t-il dans ce sujet de quoi tirer trois heures d’amusement pour les honnêtes gens ? On est tenté de répondre que non : l’événement répond que oui. Gilbert n’a jamais entièrement secoué la poussière de Chancery-lane et de Lincoln’s Inn ; à plus d’un égard, il est resté avocat : par le scepticisme professionnel, par la variété des ressources dialectiques, par la subtilité des distinctions et des interprétations, par la science de mettre les apparences en lutte avec les réalités et les mots en guerre avec les idées, mais surtout par le bizarre talent de perdre les bonnes causes et de gagner les mauvaises.


AUGUSTIN FILON.