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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/40

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dont il est détaché. Autour de l’arbre au tronc superbe, poussent des arbustes d’autre famille, qui ne sortent pas de ses racines, ou qui les contrarient, qui vont peut-être les empêcher de s’étendre, leur voler la sève de leur sol. Heure mélancolique, qui sonne toujours, à un moment de la vie, pour les rois de la Pensée : car, quelque vaste et mobile que soit le génie d’un homme, il ne suffit point à suivre les rapides mouvemens de l’âme collective, et s’il parvient à les diriger un temps, ce temps passe. Goethe a été plus fort que les circonstances hostiles : paisiblement, à travers le désastre de sa patrie, il a suivi la loi normale de son développement ; il a su rester serein au milieu des orages qui bouleversaient le monde ; il a poursuivi son rêve de beauté pendant que d’autres rêves, moins nobles sans doute, violens, meurtriers, agitaient la foule. Mais les autres, autour de lui, se laissaient entraîner, façonner par ces circonstances extérieures auxquelles il résistait de toute la force de son âme calme. En sorte qu’il s’est trouvé séparé d’eux, — les dominant de sa haute taille, de son front tranquille, — mais isolé. Il constate son isolement, il s’en fait gloire, il y grandit encore à ses propres yeux. Il se donne raison contre tous : de même que les résistances des corps savans n’ébranlent point sa foi en sa théorie des couleurs, il demeure fidèle à sa philosophie, qui semble un anachronisme. Il devient un être sacré, dont l’explication importe au monde. Mais qui pourrait l’expliquer, sinon lui-même ? Et il entreprendra la tâche, la sachant grande, sans un doute sur sa propre compétence, s’étudiant comme il venait d’étudier le spectre solaire, avec des partis pris analogues et une égale certitude.

Notez que ce vaste travail ne l’absorbe pas plus que de raison. Il trouve du temps à consacrer à d’autres écrits. Plusieurs de ses compositions poétiques datent de cette époque. Un instant, il songe à se faire historien, et projette une biographie du duc Bernard de Saxe-Weimar. Il ne l’exécute pas : un des moins bienveillans parmi ses biographes, M. A. Baumgartner, semble croire que ce projet avorté se rattache à la rédaction des Mémoires, et que Goethe, en parlant de lui, se vengea de n’avoir pas su parler du plus fameux ancêtre de ses bienfaiteurs[1]. En même temps, il continue à vivre, — ce qui, pour lui, était la grosse affaire. Il mène de front les lettres, le monde, les affaires. Il administre le duché, il en surveille les établissemens artistiques et scientifiques, il en dirige le théâtre. Il entretient une énorme correspondance avec une foule d’hommes distingués. Il est toujours

  1. A. Baumgartner, Gœthe, sein Leben und seine Werke ; Fribourg, 1886.